Tensions entre chiites et sunnites dans un contexte de guerre

Alors que le conflit entre Israël et l’Iran polarise le Moyen-Orient, une autre bataille s’intensifie, plus discrète, sur les réseaux sociaux et dans les cœurs : celle de l’opinion sénégalaise. Majoritairement acquise à la cause palestinienne, une grande partie de la population prend fait et cause pour Téhéran, au nom d’une solidarité musulmane ou d’un anti-israélisme viscéral. Mais ce soutien n’est pas sans fissures. Au Sénégal, pays à majorité sunnite, les prises de position pro-iraniennes réveillent de vieux clivages entre courants religieux.
Au cinquième jour de l’affrontement ouvert entre l’Iran et Israël, le soutien populaire à Téhéran s’est imposé comme une constante dans les prises de position des internautes sénégalais. Entre publications virulentes, appels à la mobilisation et indignations partagées, la majorité des citoyens actifs sur les réseaux sociaux semble avoir choisi son camp : celui des mollahs, en dépit des clivages religieux internes à l’islam. Cette position populaire s’inscrit dans un cadre plus large, celui de la tradition historique du Sénégal en faveur de la Palestine.
Pour Mbaye Babacar Diop, analyste en relations internationales, cette guerre est l’expression d’un profond déséquilibre géopolitique. ‘’C’est un affrontement où l’un des acteurs, Israël, bénéficie d’un soutien sans faille des États-Unis, pendant que l’autre, l’Iran, est constamment accusé de vouloir développer l’arme nucléaire, alors même qu’Israël n’a jamais déclaré son arsenal", dénonce-t-il sur RFM.
Il regrette aussi la timide position des autorités sénégalaises dans un dossier où le pays a pourtant longtemps joué un rôle actif. ‘’Le Sénégal a présidé le Comité des Nations Unies pour les droits inaliénables du peuple palestinien. Aujourd’hui, il doit sortir d’une neutralité diplomatique qui ressemble à une démission morale", affirme-t-il.
Quand le peuple prend fait et cause pour l’Iran
Monsieur Diop critique une neutralité diplomatique qui frôle la démission morale. ‘’Le Sénégal ne peut pas se contenter d’un silence prudent ou de mots vagues. Historiquement, notre pays s’est distingué par des positions courageuses sur ces questions’’. Il appelle à ce que l’État suive la voix du peuple sénégalais, largement solidaire de la cause palestinienne : ‘’Ce soutien populaire est fort. Il faut que le pouvoir le traduise par une diplomatie cohérente.’’
Le soutien populaire à l’Iran se manifeste aussi par des attaques vives contre certains leaders religieux qui appellent à la prudence. Ainsi, l’imam Kanté a été la cible d’un véritable lynchage en ligne après avoir déclaré que ‘’l’Iran n’a aucune chance de gagner cette guerre contre Israël". D’autres prédicateurs ont suscité la colère populaire, en déclarant que ‘’les musulmans ne doivent pas soutenir l’Iran’’ en raison de son identité chiite.
Les réactions n’ont pas tardé. ‘’Un fieffé menteur avec des analyses ras des pâquerettes", écrit un internaute. ‘’S’il était vraiment imam, il n’oserait jamais dire cela un vendredi sur un ‘minbar’. Affligeant !", renchérit-il. Cette réaction hostile illustre un paradoxe : si le chiisme reste marginal au Sénégal, le soutien à l’Iran, quand il s’oppose à Israël, transcende les clivages religieux et devient une position de principe.
Une fracture chiite-sunnite dans une société majoritairement confrérique
La guerre Israël-Iran ravive des lignes de fracture anciennes dans le paysage religieux sénégalais. Si les grandes confréries tidianes et mourides dominent l’islam sunnite au Sénégal, une communauté chiite discrète, mais active s’y est implantée depuis quelques décennies, souvent à la faveur de bourses d’études en Iran ou du financement de centres culturels.
Mais les tensions sous-jacentes se font sentir, surtout dans les débats publics sur la question palestinienne. Dans les mosquées, sur les plateaux de télévision ou dans les écoles coraniques, la méfiance vis-à-vis du chiisme est palpable. Pour beaucoup d’imams sunnites, l’Iran reste un État hérétique, voire dangereux, en dépit de son activisme en faveur de la Palestine. Cette lecture se heurte à celle de nombreux jeunes, très actifs sur les réseaux sociaux, qui voient en l’Iran une puissance musulmane debout face à Israël.
Le Sénégal est ainsi devenu un véritable terrain de confrontation idéologique entre les deux grandes tendances de l’islam. D’un côté, les chiites, souvent formés à l’extérieur et structurés autour de mosquées ou d’associations culturelles. De l’autre, les sunnites, ancrés dans les traditions confrériques et souvent soutenus par des institutions saoudiennes.
Cette polarisation religieuse est aussi le résultat d’un investissement stratégique des deux puissances rivales : l’Arabie saoudite et l’Iran. Ces pays dépensent des millions de dollars en Afrique pour s’assurer une influence spirituelle. Au Sénégal, cela se traduit par la multiplication de centres culturels, la formation d’imams à l’étranger et la diffusion de littérature religieuse orientée.
Dans ce contexte tendu, la guerre entre Israël et l’Iran ne fait pas que polariser le Moyen-Orient : elle fragilise aussi la cohésion religieuse dans les sociétés africaines. Le soutien affiché à la cause palestinienne, bien qu’unanime en surface, révèle des divergences profondes sur le plan religieux et géopolitique. Le débat n’est pas seulement entre l’oppression et la résistance, mais entre deux visions de l’islam, deux manières d’être musulman dans un monde où chaque guerre est aussi une guerre d’idées.
Et dans ce tumulte, le Sénégal, fort de son expérience historique, de sa tradition de tolérance et de son attachement aux causes justes, est appelé à retrouver sa voix. Une voix libre, claire et cohérente. Celle que ses citoyens, derrière leur clavier et dans leurs prières, semblent avoir déjà trouvée.
AMADOU CAMARA GUEYE