Malheur aux vaincus
La procédure judiciaire entamée par le gouvernement du Sénégal à l’encontre des ministres de l’ancien régime Ousmane Ngom, Oumar Sarr et Abdoulaye Baldé, a atteint son point d’orgue avec la constitution d’une commission ad hoc de l’Assemblée nationale. Cette commission est chargée de les entendre pour statuer sur la demande de levée de leur immunité parlementaire par le procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). A l’occasion, le président de l’Assemblée nationale n’a pas manqué de poser un acte autoritaire en refusant la parole, pour une question préalable, aux députés Ousmane Ngom et Modou Diagne Fada de la nouvelle opposition. L’interprétation divergente de l’article 74 évoqué par l’opposition et de l’article 52 qu’il leur a opposé ne valait-elle pas une suspension de séance, ou à tout le moins une concession ?
Le vote dans la foulée de la résolution de levée de leur immunité parlementaire pour les faire entendre par la Direction de la police judiciaire et de la Section de recherches de la gendarmerie est suspect dans sa précipitation. Tout ce raffut, ce serait juste pour que l’enquête se poursuive encore. N’est-ce pas un aveu qu’elle n’a pas débouché sur des éléments probants capables de soutenir l’accusation dans une procédure où par ailleurs l’accusé est tenu de fournir la preuve de son innocence ? La réactivation d’une loi inopérante parce que d’exception des années 1980, la poursuite des audiences des enquêtes conjuguées de police et de gendarmerie sans conséquence judiciaire et la mise à l’écart des cours et tribunaux normaux, le tout sur fond de polémique politique de presse, n’honore ni la justice ni la classe politique de notre pays dit de vieille démocratie et de droit.
Comme les tribunaux spéciaux de Senghor, le procureur spécial incarne une juridiction d’exception. D’abord parce que le procureur spécial dans sa version sénégalaise n’est rattaché à aucune juridiction normale. Dans la tradition judiciaire française qui est la nôtre aussi, il existe un procureur général, un magistrat qui exerce les fonctions de ministère public auprès de la Cour de cassation et un procureur de la République, un magistrat qui exerce les fonctions du ministère public au tribunal de grande instance. Le procureur spécial existe bien dans la nomenclature judiciaire du Québec mais c’est un avocat délégué par le procureur général pour représenter le ministère public dans une affaire. Quid donc de notre procureur spécial Alioune Ndao, intrépide policier de base qui, a-t-on dit, se brûla la main lors d’une opération de maintien d’ordre et poursuivit ses études en Droit jusqu’à accéder à la magistrature ? Son profil le prédispose à cette fonction exceptionnelle, pour une juridiction d’exception, ce qui veut dire qu’elle est en dehors des règles du droit commun.
Les anciens adeptes de la révolution socialiste convertis à la lutte contre l’enrichissement illicite, doivent se convaincre que la démocratie bourgeoise a ses limites sur ce chapitre. L’enrichissement illicite est un enrichissement qui est réprimé par la loi, or quand ce sont des hommes au pouvoir qui s’enrichissent, ils votent des lois en conséquence pour s’enrichir, comme les députés l’ont fait dès les premières sessions de la présente législature. Il faut leur faire ''rendre gorge'', ''goxxi'', crier contre leurs camarades ou alliés libéraux, les renégats du socialisme révolutionnaire qui n’ont pas oublié le vocabulaire des chants de combat. Mais le chant de référence, ''L’Internationale'' précisément, dit bien que pour cela, il faut d’autres lois parce que ''L’État opprime et la loi triche...'' Si nous entendons les clameurs qui montent du champ social et des secteurs du travail, ne devons-nous pas en convenir qu’en effet les lois n’ont pas changé, que l’État opprime toujours et que la loi triche autant.
L’enrichissement du personnel politique est un système de gouvernement aussi vieux que l’indépendance quand les autochtones ont supplanté les administrateurs coloniaux. Elle va de paire avec l’appauvrissement des couches supposées rétives à l’ordre établi. Le pouvoir socialiste n’a pas procédé autrement en créant le compte K2 à des fins politiques par l’enrichissement de certaines franges d’hommes d’affaires qui lui étaient alliés, alors que certains autres ont été obligés de s’exiler pour faire prospérer leur imprimerie, par exemple. A la différence du Parti socialiste (PS) qui a tant bien que mal essayé de dissocier les activités économiques et celles politiques, le Parti démocratique sénégalais (PDS) et son leader n’ont pas eu ce scrupule. L’ancien président de la République a un rapport charnel à l’argent, un caractère qui lui vient de l’exercice d’un métier libéral fait de procès tout naturellement, de transactions financières aussi et parfois de contournements des lois. Le règlement de comptes a commencé et l’Assemblée nationale sénégalaise a la rotondité d’un cirque romain.
Il reste que les députés incriminés ont décidé de ne pas se plier aux injonctions de leurs collègues de se présenter devant la commission ad hoc chargée de les entendre et de décider de la suite à donner à la demande de levée de leur immunité parlementaire. Quel que soit leur niveau de culpabilité, ils ont partagé le pouvoir avec certains de leurs tombeurs pressentis et posé les mêmes actes, le temps des amitiés ayant été plus long que celui des avanies. Et leur comparution devant leurs pairs des deux instances de l’Assemblée nationale, les inimitiés intimes et de proximité étant les pires, pourrait être un rituel d’humiliation pour les suspects. Sous certains aspects, la Haute cour de justice ainsi préfigurée, pourrait ressembler à la précédente qui jugea l’ancien président du conseil Mamadou Dia et ses alliés du gouvernement après la crise de décembre 1962. Senghor s’appuya sur certains de leurs ennemis politiques communs à lui et à Dia pour l’éliminer, comme le président Macky Sall aujourd’hui sur ses alliés de circonstance, par delà les clivages entre libéraux et sociaux-démocrates.