Barrow sur les traces de Wade et Sall ?

La déclaration du président gambien Adama Barrow de briguer un troisième mandat lors des élections générales de 2026 a suscité des réactions contrastées en Gambie et au-delà. Alors que certains y voient une opportunité de continuité politique, d’autres dénoncent un risque pour la stabilité démocratique du pays. Cette décision intervient dans un contexte où la question des mandats présidentiels reste un sujet sensible en Afrique de l’Ouest, comme en témoignent les expériences récentes du Sénégal et de la Guinée-Bissau. EnQuête explore les risques d’un troisième mandat d’Adama Barrow, les analyses de Frederick Tendeng et les leçons à tirer des situations au Sénégal et en Guinée-Bissau.
Adama Barrow, arrivé au pouvoir en 2017 après avoir battu le dictateur Yahya Jammeh, a officiellement annoncé son intention de se représenter en 2026. Cette décision, justifiée par la nécessité de préserver son Parti national du peuple (NPP) d’une disparition prématurée, a divisé l’opinion publique gambienne.
Barrow soutient que son leadership est essentiel pour consolider les réformes démocratiques et économiques engagées depuis son arrivée au pouvoir. Il affirme que son parti, le NPP, a besoin de plus de temps pour s’enraciner dans le paysage politique gambien, encore marqué par les séquelles de la dictature de Jammeh.
Les critiques et les risques
Cependant, cette décision est vivement critiquée par des acteurs politiques et des observateurs. Sulayman Saho, membre de l’Assemblée nationale gambienne, estime que Barrow devrait renoncer à un troisième mandat pour préserver la paix et la stabilité du pays. Il rappelle que, bien que la constitution gambienne ne limite pas le nombre de mandats, il est désormais conventionnellement admis qu’un chef d’État qui reste trop longtemps au pouvoir devient une source d’instabilité.
Analyse de Frederick Tendeng : Les enjeux d’un troisième mandat d’Adama Barrow en Gambie
Frederick Tendeng, journaliste et correspondant de BBC Afrique, apporte une analyse approfondie et nuancée de la situation politique en Gambie, notamment en ce qui concerne la décision du président Adama Barrow de briguer un troisième mandat en 2026. Ses réponses mettent en lumière les aspects légaux, politiques et sociaux de cette décision, tout en établissant des parallèles avec les expériences régionales, notamment celle du Sénégal.
À la question de savoir si un troisième mandat d’Adama Barrow pourrait dégénérer en violence, Frederick Tendeng répond par la négative, tout en soulignant que le débat reste ouvert sur le plan moral. Il rappelle que la constitution gambienne, rédigée en 1997 sous le régime de Yahya Jammeh, ne fixe aucune limite au nombre de mandats présidentiels. Ainsi, sur le plan strictement légal, Barrow est dans son droit de se représenter.
Tendeng insiste sur le fait que, tant que le processus électoral est respecté et que les élections sont organisées de manière équitable, il n’y a pas de raison objective pour que le pays bascule dans la violence. Il souligne également que, depuis l’éviction de Yahya Jammeh en 2017, les Gambiens ont démontré un attachement fort à la démocratie et aux transitions pacifiques du pouvoir. Cette culture démocratique, encore fragile mais réelle, constitue un rempart contre les dérives violentes.
Cependant, Tendeng ne minimise pas les risques. Il reconnaît que la question du troisième mandat est moralement contestable, surtout dans un pays qui a subi 22 ans de dictature sous Jammeh. La décision de Barrow pourrait être perçue comme un retour à des pratiques autoritaires, ce qui pourrait attiser les tensions politiques et sociales.
Les chances de Barrow d’obtenir un troisième mandat
Interrogé sur les chances d’Adama Barrow de se représenter et de remporter un troisième mandat, Tendeng distingue deux aspects : la candidature elle-même et les chances de victoire.
La candidature de Barrow : Tendeng est catégorique sur ce point. Si Barrow est désigné candidat par son parti, le Parti national du peuple (NPP), et que sa candidature est validée par la commission électorale, il se présentera à l’élection de 2026. En effet, Barrow a déjà annoncé publiquement son intention de briguer un troisième mandat, ce qui rend sa candidature presque certaine.
Les chances de victoire : Sur ce point, Tendeng adopte une position plus prudente. Il souligne que l’élection présidentielle de 2026 est encore loin et que beaucoup de choses peuvent changer d’ici là. Les performances de Barrow au cours de son deuxième mandat, l’état de l’économie, la capacité de l’opposition à se mobiliser et à s’unir, ainsi que les attentes de la population seront des facteurs déterminants.
Mama Kandeh (UDP) : Le principal parti d’opposition, l’UDP, avait présenté Mama Kandeh, qui est arrivé troisième.
PDOIS : Un autre parti d’opposition historique avait également son propre candidat.
Essa Faal : Un candidat indépendant avait également participé à la course.
Cette division de l’opposition avait affaibli sa capacité à contester efficacement le pouvoir en place. Tendeng laisse entendre que, si l’opposition parvient à s’unir en 2026, elle pourrait constituer un défi sérieux pour Barrow. Cependant, il reste sceptique quant à la capacité des partis d’opposition à surmonter leurs divisions et à former une coalition solide.
L'ombre du Sénégal plane
La question du troisième mandat a longtemps été un sujet brûlant au Sénégal, cristallisant les tensions politiques et sociales et devenant un enjeu majeur pour la démocratie sénégalaise. Cette problématique, qui a atteint son paroxysme sous les présidences d’Abdoulaye Wade et de Macky Sall, offre des leçons précieuses pour la Gambie, où Adama Barrow envisage aujourd’hui de briguer un troisième mandat en 2026.
Le cas de Macky Sall : Le « ni oui ni non » qui a enflammé le débat
Sous la présidence de Macky Sall, la question du troisième mandat a été au cœur des débats politiques pendant plusieurs années. Proche de l’élection présidentielle de 2024, Macky Sall a longtemps gardé le silence sur ses intentions, alimentant les spéculations et les tensions. Ses proches et certains membres de son parti, l’Alliance pour la République (APR), ont régulièrement évoqué la possibilité d’un troisième mandat, tandis que l’opposition et la société civile s’y opposaient fermement.
Le fameux « ni oui ni non » de Macky Sall, une réponse évasive à la question de sa candidature, a exacerbé les tensions. Cette stratégie a été perçue comme une manœuvre pour tester l’opinion publique et gagner du temps, tout en maintenant une pression constante sur l’opposition. Pendant des mois, le climat politique sénégalais a été marqué par des manifestations, des débats houleux dans l’espace public et une mobilisation internationale, notamment de la diaspora sénégalaise et des organisations de défense des droits de l’homme.
Ce n’est qu’à moins d’un an du scrutin présidentiel de 2024 que Macky Sall a finalement clarifié sa position, annonçant qu’il ne briguerait pas un troisième mandat. Cette décision, bien que tardive, a permis d’apaiser les tensions et d’éviter une crise politique majeure. Cependant, la période d’incertitude qui a précédé cette annonce a laissé des traces profondes dans le paysage politique sénégalais.
La pression de l’opposition et de la société civile
La question du troisième mandat a été le cheval de bataille de l’opposition sénégalaise, qui a su mobiliser largement pour défendre les principes démocratiques. Des figures emblématiques comme Ousmane Sonko, Khalifa Sall et d’autres leaders politiques ont mené une campagne vigoureuse contre toute tentative de prolongation du pouvoir. La société civile, notamment le mouvement « Y’en a marre », a également joué un rôle central en sensibilisant l’opinion publique et en organisant des manifestations massives.
Cette pression a été nourrie par des débats intenses dans l’espace public, où la question du troisième mandat a été analysée sous tous les angles : légal, moral et politique. Les médias, les intellectuels et les organisations internationales ont également contribué à maintenir la question sous les projecteurs, faisant du Sénégal un exemple de mobilisation démocratique en Afrique de l’Ouest.
Le précédent de 2012 : Wade et la coalition de l’opposition
La question du troisième mandat n’est pas nouvelle au Sénégal. En 2012, le président Abdoulaye Wade avait tenté de briguer un troisième mandat, suscitant l’ire de l’opposition et de la société civile. À l’époque, Wade justifiait sa candidature en invoquant une révision constitutionnelle qui, selon lui, réinitialisait le compteur de ses mandats. Cependant, cette interprétation avait été largement contestée.
L’opposition sénégalaise, regroupée autour d’une large coalition appelée « Benno Bokk Yakaar », avait réussi à mobiliser massivement contre Wade. Des manifestations de grande ampleur avaient secoué le pays, et la pression internationale avait joué un rôle clé dans la résolution de la crise. Finalement, Wade avait été battu lors de l’élection présidentielle par Macky Sall, marquant ainsi la fin de son long règne.
Pour les observateurs, la Gambie doit tirer les leçons de l’expérience sénégalaise pour éviter une crise pré-électorale similaire. Plusieurs points clés se dégagent de cette analyse : La question du troisième mandat, même si elle est légale, peut être perçue comme une dérive autoritaire ; Il est essentiel que les dirigeants écoutent les aspirations de leur peuple et respectent les principes démocratiques.
L’exemple de la Guinée-Bissau : Un contre-modèle ?
En Guinée-Bissau, le président Umaro Sissoco Embalo a annoncé en septembre 2024 qu’il ne briguerait pas un second mandat. Cette décision, prise dans un contexte d’instabilité politique marquée par deux tentatives de coup d’État, contraste fortement avec la situation en Gambie. Embalo n’a pas expliqué les raisons de son retrait, indiquant seulement qu’il agissait sur la demande de son épouse. Cependant, son mandat a été marqué par des tensions politiques, notamment deux dissolutions du Parlement et des tentatives infructueuses de réforme constitutionnelle.
L’exemple de la Guinée-Bissau montre qu’un retrait volontaire du pouvoir peut contribuer à apaiser les tensions politiques. En renonçant à un second mandat, Embalo évite d’envenimer une situation déjà fragile. Pour la Gambie, cela pourrait servir de modèle pour une transition pacifique et démocratique.
AMADOU CAMARA GUEYE