Constitutionnalistes et spécialistes de droit public à couteaux tirés
Si un nouveau président n’est pas élu avant le 2 avril 2024, le Sénégal se trouvera dans une situation inédite. À l’heure actuelle, les commentaires entre constitutionnalistes, analystes politiques et les citoyens lambda vont bon train. Chacun y va avec son interprétation. Mais le principal concerné ne s’est pas encore prononcé publiquement sur cette question sensible. Décryptage des différents scénarios possibles.
Qui sera le chef de l'État après le 2 avril 2024 ? Selon l’analyse du constitutionnaliste Me Doudou Ndoye invité du plateau de la 7TV, cette énigme est évacuée par l’article 36 de la Constitution, en son alinéa 2. ‘’Le président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur’’, souligne-t-il. L’avocat est allé jusqu’à qualifier de haute trahison, au cas où Macky Sall démissionne. ‘’Il doit continuer à gérer l’intérim jusqu’à l’installation du nouveau chef l’État’’.
Cette jurisprudence semble être défendue avec nuance par l’enseignant-chercheur en droit public à l'université Cheikh Anta Diop, Ngouda Mboup. ‘’Si un autre président n’est pas élu jusqu’au 2 avril 2024, nous serons dans une situation de vacance du pouvoir. La Constitution du Sénégal a prévu le régime de la suppléance et non celui de l’intérim. La différence s’apprécie au niveau de la durée : la suppléance est moins longue que l’intérim. Elle dure 60 jours au moins et 90 au plus’’ met en relief le constitutionnaliste.
Cette hypothèse, qui pourrait se matérialiser, donne du grain à moudre à certains partisans du régime qui pensent que le chef de l’État peut aller au-delà du 2 avril sans être en porte-à-faux avec les droits fondamentaux des citoyens sénégalais. Même si certains de ses collaborateurs s’appuient rarement sur l’argumentaire juridique, construisant leur narratif sur l’appel à un accord entre tous les acteurs politiques du pays pour fixer une nouvelle date pour l’élection présidentielle.
Une idée que partage l’avocat Doudou Ndoye. Pour lui, les injonctions du Conseil constitutionnel d’organiser le scrutin dans les plus brefs délais nécessitent une profonde lecture. En effet, c’est un secret de polichinelle que, techniquement, il est impossible de tenir le scrutin le 25 février 2024. ‘’Les acteurs peuvent s’entendre pour fixer des délais de la campagne, mais pas pour les raccourcir, parce que c’est le Code électoral qui fixe la durée de la campagne. Ils seront obligés de saisir l’Assemblée nationale pour modifier la loi organique, qui doit être soumise obligatoirement par la Cour suprême pour vérification’’.
Mais plusieurs partis de l'opposition et des mouvements de la société civile campent sur leur position. Ils exigent le respect de cette date butoir du 2 avril. Ces instances ont aussi le soutien de certaines représentations diplomatiques favorables à une transition après cette date.
Pour rappel, le prolongement du mandat voté par les députés du Parti démocratique sénégalais et certains de la majorité (BBY) qui devrait maintenir le président jusqu’au 15 décembre n’est plus d’actualité, en raison de la dissolution de cette commission d’enquête.
Intérim ou vacance du pouvoir, un débat loin d’être tranché
Toutefois, d’autres spécialistes du droit constitutionnel prennent le contrepied de cet argument d’intérim ou de suppléance. C’est le cas du professeur de droit public Abdoulaye Dièye. Il stipule que ‘’toute idée de prolongation de mandat doit être écartée. D’abord, parce que la durée du mandat de cinq ans ne peut faire l’objet de révision aux termes de l’article 103 de la Constitution. Ensuite, parce que le Conseil constitutionnel a dit, en 2016, que la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés (ne) pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif, être réduite ou prolongée (considérant 32 de la ‘décision’ n°1/C/2016)’’.
D'autres analystes politiques, comme Babacar Ndiaye du think tank Wathi, sont plus radicaux. ‘’Nous ne sommes pas dans le cadre de l'article 39 qui prévoit la vacance du pouvoir. Personne ne va le remplacer durant la période du report. Il a prolongé de fait le mandat’’. Il renchérit : ‘’Il s’agit d’un cas de figure sans précédent. On va vers l'inconnu.’’
Dans cette bataille juridico-politique, des Sénégalais se sont fait leur mantra en lançant leur hashtag #Pot2depart pour faire référence à la date du 2 avril pour marquer la fin du mandat de Macky Sall en tant que président de la République.
Par ailleurs, dans ce méli-mélo, Babacar Diop, le leader du parti Forces démocratiques du Sénégal/Les Guelwaars, va plus loin. Le maire de Thiès a appelé à la démission immédiate du président Macky Sall, marquant une étape critique dans le climat politique tendu du Sénégal. ‘’Cette démarche est essentielle pour permettre la reprise du processus électoral dans un esprit inclusif et de justice’’, recommande-t-il.
Pour autant, Me Doudou Ndoye ouvre une autre hypothèse expliquant que le chef de l’État peut aussi démissionner. Dans ce cas de figure, c’est au président de l’Assemblée nationale de saisir le Conseil constitutionnel qui peut sciemment ne pas statuer sine die, attendant plusieurs jours, ce qui peut rendre caduque cette démission.
En attendant que le président coupe la poire en deux, cette absence de clarification laisse libre cours à différentes interprétations juridiques et aux débats politiques.
Amadou Camara Gueye