Wade, opération «Save my son»
C'est sur le dossier de la corruption et de la gabegie que le nouveau président de la République sera d'abord jugé. En particulier, le dossier de l'Anoci qui mobilise les énergies actuelles du chef de l'Etat sortant sera un test grandeur nature. En effet, si Karim Wade et Abdoulaye Baldé échappent à un contrôle indépendant de leur gestion, alors personne d'autre du régime ne mériterait d'être jugé.
C'est un chantier de fin de règne, mais il lui tient tout autant à cœur que ces projets pharaoniques dont on cherche encore les fondements et l'opportunité par rapport aux grands besoins des Sénégalais. Son caractère «vital» explique cet activisme débordant qui, en moins de 72 heures, l'a conduit de Touba à Tivaouane. Abdoulaye Wade, ex-président tout puissant de la République du Sénégal, a lancé l'opération «Save my son» (Sauver mon fils) dans les habits d'un opérationnel de la Navy Seal, les forces spéciales de la marine de guerre américaine.
Vingt-quatre heures seulement après avoir reconnu sa défaite, il débarque à Touba dans un cérémonial réduit à la plus petite des expressions. Et le lendemain, il atterrit à Tivaouane, presque seul, comme pour s'habituer à la nouvelle vie qui s'annonce pour lui. Dans ces deux capitales religieuses, le discours a été le même, peaufiné, ciblé, calibré, et servi à des interlocuteurs dans une entreprise d'intoxication qui semble clairement dirigée contre des intermédiaires socio-religieux.
Qu'est-ce qui fait courir Wade ? En un mot comme en cent : il se cherche une immunité de fait, pour lui et pour son fils. Pour les autres, il ne faut pas chercher midi à 14 heures : c'est tant pis. A Touba, cœur du mouridisme où toute consigne de vote officielle lui a été refusée, il a posé un acte grave. Dans la posture du talibé contrit en quête de paratonnerre, il a pris à témoin l'opinion : si mon fils et moi sommes inquiétés par les nouvelles autorités, ce le serait alors contre deux talibés mourides qui ont fait ce qu'ils ont pu. «En retour, la confrérie nous doit protection.»
Message de Wade : les mourides nous doivent protection
Dans la foulée, le futur ex-président de la République organise son dernier Conseil des ministres, à grand renfort médiatique. Et pour faire bonne figure, il enjoint à ses futurs anciens collaborateurs de ne pas gêner le futur président de la République. Mais au même moment, dans une ultime effraction contre une certaine bienséance républicaine, il s'empresse d'organiser un «congrès extraordinaire» de son Parti démocratique sénégalais (PDS). L'humilité, Abdoulaye Wade semble y être réfractaire. Au lieu de prendre le temps de remettre à l'endroit son parti (ou ce qu'il va en rester), il choisit de le faire dans un catimini bruyant et provocateur, profitant à temps plein des 48 dernières heures de son mandat, pendant qu'il est encore président de la République et chef de l'Etat. Le statut d'opposant lui est devenu insupportable désormais. Son espoir ? Comme Napoléon Bonaparte, passer à la postérité contre vents et marées. Comme l'empereur de France, Wade qui a obtenu son Waterloo à lui lors du deuxième tour de la présidentielle, dirait : «Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien (sénégalais), s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelques chose (…) J'ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire (…) Mon despotisme ? Mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité (...)» («Le mémorial de Sainte Hélène, 1832, cité dans Historia, février-mars 2011)).
Anoci, le symbole de la gabégie “libérale”
Pour un dinosaure de la dimension d'Abdoulaye Wade, l'estime de soi et l'amour sans bornes pour un «fils prodigue» dont on connaît le parcours et les états de services avant l'an 2000 sont deux données fondamentales qui structurent l'image. Ses descentes inopinées à Touba et Tivaouane (et pourquoi pas chez Bethio Thioune ?), ses divagations sur les offres d'emplois qui pleuvraient déjà sur la tête d'un rejeton qui «n'a rien géré» pendant douze ans de pouvoir quasi absolu, et un agenda post-président qui en ferait un «Sage» pour l'Afrique et le monde (sic), sont des éléments d'anticipation versés dans la corbeille trouée de l'opération «Save my son».
Or, il paraît indiscutable aujourd'hui que si la corruption à grande échelle a été l'emblème de la gouvernance dite libérale, la gestion de l'Anoci en a été le symbole achevé. Ce n'est pas Macky Sall intuitu personæ qui est attendu sur ce terrain là, c'est l'orientation qu'il sera en mesure d'imprimer au principe de justice, sur ce dossier comme sur les autres, qui sera scrutée. Toute sa crédibilité se jouera à l'aune de ce scandale stratosphérique que le président de la République sortant a déjà jugé et classé au lendemain du sommet de l'Organisation de la conférence islamique à Dakar. Si Karim Wade et Abdoulaye Baldé ne rendent pas compte de leur gestion, si l'Anoci est définitivement enterrée par soucis politiciens, alors il serait déplacé que l'appareil judiciaire s'en prenne à d'autres coupables potentiels de la gabegie libérale. Personne d'autres d'entre les flibustiers du régime d'Abdoulaye Wade ne mériterait de faire face à un juge. Et le nouveau pouvoir y perdrait alors toute crédibilité, quoi qu'il fît. Pour le nouveau chef de l'Etat, il faut donner tort au politologue Jean-Louis Bourlanges, de l'IEP de Paris : «les hommes politiques sont trop lucides pour ignorer ce qu'il faut faire, et trop réalistes pour oser le dire.»
Cynique et arrogant (certains de ses proches le disent aujourd'hui!), Abdoulaye Wade l'a été pendant douze ans de pouvoir sans partage. Il a fait de Karim Wade son successeur potentiel après avoir cherché à tuer tous ceux qui pouvaient être des obstacles sur la «route du sommet.» Dont un certain...Macky Sall.
Tout de même, reconnaissons à notre ex-cher président bâtisseur de routes à quatre ou 5 milliards de francs le kilomètre cette suprême intelligence de dernière minute : «Karim n'ira nulle part, il restera ici au Sénégal.» Outre cet aveu venu du subconscient qui culpabiliserait son fils, c'est vrai qu'il est inutile d'aller se cacher ailleurs, dans ce monde trop numérisé et répondant de plus en plus aux prédictions de Marshall Mac Luhan...
MOMAR DIENG