Une hémorragie dans le bâti national

Au Sénégal, des immeubles tombent emportant des vies et semant l’effroi dans les quartiers. De Touba à Ngor, en passant par Keur Massar et la cité Comico, les récents effondrements exposent crûment les failles d’un système de construction miné par le laxisme, la corruption et l’absence de contrôle. Entre béton mal dosé, autorisations opaques et normes ignorées, le secteur du bâtiment vit une hémorragie silencieuse, mais meurtrière. Ce n’est plus un accident, c’est une alerte nationale.
Le drame de trop, serait-on tenté de dire. Le 24 mai 2025, aux environs de 15 h, un immeuble R+3 s’est effondré à Touba, dans le quartier de Darou Khoudoss, près du garage Darou. Le bilan est tragique : 11 morts, des blessés et des riverains traumatisés. Des familles entières ont vu leur existence basculer. La nuit suivant le sinistre, les sauveteurs ont œuvré sans relâche, extrayant les derniers corps, dont le neuvième à 3 h. Le bilan humain est lourd et les questions sur la responsabilité fusent.
Le ministre de l’Urbanisme, Moussa Balla Fofana, s’est rendu sur les lieux et n’a pas mâché ses mots. Il a déploré un rythme de construction beaucoup trop rapide pour un bâtiment de cette ampleur : "Un R+3 ne peut pas être achevé en six ou sept mois dans des conditions sécuritaires optimales." Il a pointé du doigt un dosage approximatif du ciment et une absence d’étude structurelle approfondie. Pire, l’entreprise responsable avait déjà été impliquée dans un effondrement antérieur, preuve d’une impunité qui dure.
L’identité de l’entrepreneur n’a pas encore été rendue publique, mais la promesse est faite : des sanctions seront prises. Le directeur général de la Construction et de l’Habitat, Moussa Tine, a dénoncé un "dimensionnement défaillant des poutres" et l’utilisation de matériaux non conformes. Une enquête est en cours, mais le mal est fait.
Ce drame survient quelques jours après un autre épisode à Keur Massar Sud où un immeuble de quatre étages s’est écroulé dans le quartier Aladji Pathé. Aucun mort, mais des dégâts matériels importants. Les fouilles ont duré quatre jours, sous la supervision des autorités administratives. Les riverains pointent la responsabilité de la mairie, accusée d’avoir délivré une autorisation sans contrôle réel. Les services techniques sont mis en cause pour leur laxisme et leur tendance à fermer les yeux moyennant quelques billets de banque, selon des témoignages récoltés sur place.
L’effondrement récent à Ngor, qui a fait deux morts, vient allonger la liste noire. L’ingénieur Tamsir Mbengue, directeur du bureau d’études Technosol, a dénoncé des excavations non contrôlées sur un terrain mitoyen d’un immeuble existant. Il rappelle que toute excavation en milieu urbain, à proximité de structures, exige une étude géotechnique et des mesures de stabilisation comme le blindage. "Le sol perd en résistance, surtout en présence d’eau", prévient-il. Une négligence fatale.
Le technicien estime aussi que la structure effondrée était déjà vulnérable. L’ancienneté, le ferraillage mal conçu ou un mauvais dosage des matériaux peuvent transformer toute intervention extérieure en catalyseur de catastrophe. Dans ce cas comme dans d’autres, la responsabilité est partagée entre entrepreneurs, bureaux d’études, municipalités et services d’urbanisme.
Une chaîne de responsabilité entièrement défaillante
Deux semaines auparavant, c’est à la cité Comico, sur la VDN, où un immeuble R+4 s’est écroulé sans faire de victime, mais les récits des témoins font froid dans le dos. Abdoulaye Diallo, commerçant dont la boutique a été endommagée, raconte : "Je n’ai rien vu venir, juste entendu des cris avant de voir l’immeuble s’écrouler comme un château de cartes." Omar Dabo, ingénieur en génie civil, résume les causes de l’effondrement à Comico à une excavation mal maîtrisée sur un chantier voisin, une présence d’eau, une absence de blindage, un immeuble vieillissant, une absence d’études géotechniques. Selon lui, "le sol affaibli, combiné à un mauvais entretien du bâti, suffit à tout faire basculer".
Le dénominateur commun à tous ces drames semble être le défaut de contrôle et l’impunité. L’inspecteur général du bâtiment, Ousmane Diop, parle d’une accumulation de fautes : un mauvais dimensionnement, un fer de mauvaise qualité et des ouvriers non qualifiés. Pourtant, le Code de construction est clair : avoir une autorisation est obligatoire ; il faut des plans validés par un bureau de contrôle, une police d’assurance et un contrat de suivi. Rien n’est respecté.
Cheikh Guèye, premier adjoint au maire de Dakar, appelle à une concertation nationale sur le phénomène des effondrements. Mais en attendant, le bâti continue de s’élever dans le chaos. Les municipalités sont censées vérifier les autorisations, les services d’urbanisme assurer le suivi, les bureaux d’études contrôler les plans, les entreprises exécuter dans les normes. Tout un système est défaillant.
Mais Omar Dabo rappelle que le Laboratoire national de référence BTP (LNR-BTP) est censé veiller au respect des normes. Sur 17 laboratoires identifiés, seuls 10 sont agréés. Mais ces dispositifs, s’ils ne sont pas suivis par une volonté politique forte et une application rigoureuse des textes, resteront lettre morte. Les causes sont connues et largement documentées.
Pour Alioune Dramé, ingénieur en génie civil, l’effondrement de l’immeuble à Ngor relève d’une ‘’tragédie évitable’’. Dans une contribution publiée sur Seneweb, il affirme : ‘’Une étude géotechnique est indispensable. Sans cela, on construit sur des bases fragiles.’’ Tamsir Mbengue, directeur du bureau d’études Technosol, abonde dans le même sens. Interrogé par Dakaractu, il rappelle que ‘’le Code de la construction exige une étude de sol dès que l’on dépasse un R+3. À Ngor, l’absence de stabilisation du terrain a directement causé le drame’’.
Du côté de la formation professionnelle, Déthié Faye, formateur en maçonnerie, avait déjà alerté dans un module destiné à l’armée en 2023 : ‘’On surutilise le béton, ce qui fragilise les structures. Il faut privilégier des dalles légères et des fondations adaptées aux caractéristiques du sol.’’
Mais les failles techniques ne sont qu’un volet du problème. Bakary Malouine Faye, membre du Forum civil, met en cause l’environnement institutionnel. Dans l’une des éditions du journal ‘’Le Quotidien’’, en 2024, il pointait un enchaînement dangereux : ‘’L’impunité favorise la corruption et la corruption permet à des constructions non conformes de voir le jour.’’
Ces causes techniques, institutionnelles et socioéconomiques s’entremêlent pour produire un environnement propice aux drames. Les mesures existent pourtant : Code de la construction, rôle du LNR-BTP, agréments des bureaux d’études… mais leur application reste timide. Pour enrayer la spirale des effondrements, il ne suffit plus de déplorer : il faut exiger l’application stricte des textes, restaurer l’autorité publique, professionnaliser le secteur et responsabiliser chaque maillon de la chaîne, déplorent les techniciens.
Des morts, des blessés, des immeubles en ruine… et toujours les mêmes promesses de rigueur et de réforme. Mais pendant que les discours s’empilent, les étages s’écroulent. Il ne s’agit plus seulement de défaillances techniques ou administratives : c’est un effondrement moral et institutionnel qui se joue sous nos yeux. Combien d’autres Touba, Ngor ou Keur Massar faudra-t-il encore pour que la peur du béton mal fait ne soit plus le prix à payer d’un pays en quête de hauteur ?
Amadou Camara Gueye