Publié le 8 Sep 2015 - 22:38
THIERRY ZOMAHOUN, DIRECTEUR GENERAL DE AIMS

‘’L’Afrique est un scandale géologique’’

 

Thierry Zomahoun est le Directeur général de l’Institut africain des sciences mathématiques, acronyme AIMS en anglais. Dans cet entretien réalisé dans un hôtel de la place, il livre son point de vue sur l’importance des mathématiques, devenues une nécessité urgente pour le continent africain. D’où le choix d’implanter des centres d’excellence dans la discipline. M. Zomahoun répond aussi à de nombreuses critiques.

 

Pourquoi avez-vous choisi la promotion des mathématiques en Afrique ?

Pour des raisons simples. La promotion des sciences est une urgence en Afrique au 21ème siècle. Je vais vous amener d’abord à la période précoloniale. Dans des pays comme le Sénégal, l’Afrique du Sud, le Congo, quand la puissance coloniale s’est établie en Afrique, l’objectif était de dominer l’Afrique, d’exploiter les ressources du continent, de former des gens qui peuvent participer à la mise en place de cette politique de l’époque. Je ne porte pas de jugement de valeur. La colonisation est mauvaise ou bonne, ce n’est pas mon objectif. Mais il y avait une politique délibérée pour deux formes de colonisation : une colonisation d’exploitation et une colonisation de peuplement.

Quand vous regardez le continent, la disparité des niveaux de développement entre les pays et les régions d’Afrique, vous verrez clairement que les pays qui étaient dans la sphère de colonies d’exploitation sont plus pauvres que les pays qui étaient dans la sphère de colonies de peuplement.  Colonie d’exploitation, le Sénégal en était un exemple. Il y a le Bénin, le Burkina, le Niger. Colonie de peuplement, il y a le Botswana, l’Afrique du Sud. Vous voyez là où ils sont au niveau des infrastructures. Pour travailler à la mise en place de la colonie d’exploitation, toutes les compétences dont le colonisateur avait besoin étaient des compétences administratives. Ce ne sont pas des compétences d’innovation, de création, d’invention.

Dans la vie d’une nation, quand certaines compétences – innovation, création, invention – sont mises en berne, cette nation ne va nulle part.  Elle va vivre aux dépens d’autres nations qui créent, qui innovent. Donc les mathématiques, parce que l’Afrique est l’avenir de l’humanité. Le Président français François Hollande a dit récemment : ‘l’Afrique, c’est notre avenir’. Mais avec tout le respect que je lui dois, il dit peu sur le potentiel du continent. Le sort de l’humanité pendant le prochain siècle va se jouer ici. La Chine, l’Inde et le Brésil n’ont plus rien à donner. Or, vous ne pouvez pas créer, inventer, innover, si vous n’embrassez pas les sciences tout court. Et la colonne vertébrale des sciences, c’est la science mathématique.  Ça, c’est la première raison.

Deuxième raison : l’Afrique est un scandale dans son entièreté. Je veux y inclure le Congo, la Zambie, l’Afrique du Sud et même le Sénégal avec ses richesses halieutiques. L’Afrique est un scandale géologique. Mais, qu’est-ce qu’on a fait de ce scandale pendant le dernier siècle ? On puise les ressources, on les transforme en Occident, elles nous reviennent chères. La Côte d’Ivoire est un des grands producteurs de Cacao. Si vous voulez prendre un café à Abidjan, ça vous coûte cher. La promotion des sciences mathématiques, c’est donc pour pouvoir valoriser les ressources naturelles du continent. Ce ne sont pas les ressources naturelles d’une nation qui fait de cette nation, une nation riche. Vous pouvez être riche en ressources naturelles et être plus pauvre que les autres pays qui n’ont pas de ressources. Je n’en veux que l’exemple entre le Congo Kinshasa et Singapour, l’Afrique du Sud et le Japon, le Ghana et la Malaisie, le Bénin et Hong-Kong, la Suisse et le Gabon. Donc, nous voulons que l’Afrique puisse transformer ses ressources naturelles. Et ça demande des compétences scientifiques, l’ingénierie de l’innovation.

La troisième raison, c’est la recherche sur les deux à trois prochains siècles. Vous et moi, nous faisons des transactions bancaires, mais nous ne pouvons pas imaginer que derrière tout cela, il y a les mathématiques. Les grands mathématiciens qui ont inventé les nombres premiers n’ont jamais rêvé que les nombres premiers allaient avoir une application pratico-pratiques dans la vie au 21ème siècle. Je vais y ajouter une raison subsidiaire. Nos gouvernants prennent des décisions. Ils sont tellement sous pression qu’ils doivent décider de tout. Politique en matière de santé, d’éducation, finance, pêche. Mais sur quelle base nos gouvernements prennent ces décisions ? On ne s’arrête pas pour se poser des questions. Parfois les décisions sont prises parce qu’il y a une agitation sociale.

Les sciences mathématiques aident à rendre scientifique le processus de prise de décision. L’analyse des données, l’analyse statistique, la modélisation ou même les systèmes d’information géographique peuvent aider nos leaders à prendre des décisions réfléchies, et non sur les urgences du moment. Par exemple, depuis 1960, on continue de pêcher dans les eaux sénégalaises. Combien de tonnes ont été pêchées ? Est-ce que le ministre de l’Agriculture et des Pêches peut répondre à cette question ? Et combien on va pêcher encore pour ne plus avoir de poissons ? Et qu’est-ce qu’on fait pour régénérer la ressource ? Vous avez besoin de modélisation.

Vous voulez dire que les Africains ne sont pas assez dans la prospective ?

Il faut dire que cette question est nuancée. Dire que les Africains ne sont pas dans la prospective, ce serait jouer dans une cour dans laquelle je ne veux pas jouer. Dire que l’Afrique est dans le passé. Elle n’est pas suffisamment rentrée dans l’histoire (discours de Nicolas Sarkozy à Dakar : Ndlr). Je ne veux pas jouer à ce jeu. L’Afrique est tellement complexe. C’est un continent de plus d’un milliard d’habitants avec 54 pays et qui va définir l’avenir de l’humanité. Mais les choses ne sont pas homogènes en Afrique. Nous sommes dans la prospective, cependant, il faut qu’on continue de renforcer le processus. L’Afrique n’est pas un continent à peindre en noir et blanc. Il y a une zone grise. Et nous voulons clarifier la zone grise. C’est pourquoi les sciences mathématiques sont importantes.

Pourquoi le choix des centres d’excellence pour la promotion des mathématiques ?

Le choix des centres répond à trois principaux critères : le premier critère, un environnement institutionnel et législatif favorable au développement des sciences. Nous avons un pays dans lequel on croit aux sciences. On est favorable à l’émergence des initiatives, des innovations scientifiques. Le deuxième critère : un pays dans lequel vous avez un tissu académique de haut niveau. Troisième critère : un pays dans lequel nous pourrons financer les initiatives scientifiques parce que les sciences, ce n’est pas la charité. Tous les pays qui se sont développés ont traité leurs universités, leurs institutions de recherche de façon sérieuse. Ce sont les trois critères fondamentaux.

Le Sénégal a été le premier pays sur le continent africain, hormis l’Afrique du Sud où nous avons commencé à abriter un centre Aims et le premier pays francophone. Pourquoi ? Parce que  le Sénégal s’est montré déterminé à rendre possibles tous ces trois critères. En dépit de l’alternance qu’il y a eu au sommet de l’Etat, nous avons vu une volonté politique favorable au développement scientifique. Je ne suis pas sénégalais. Je ne peux pas parler des affaires intérieures du Sénégal, mais nous sommes satisfaits du chemin que nous avons parcouru en partenariat avec les autorités sénégalaises et avec les institutions publiques et privées dans ce pays.

Il y a des universités qui existent déjà et qui investissent dans ce domaine, pourquoi choisir des centres à côté plutôt que d’aller directement dans les universités ?

Bien que je ne sois pas habilité à parler de la vie universitaire sur le continent africain, je dois dire que nos universités ont fait tout ce qu’il fallait pour participer à l’émergence de nos pays. Nous parlons aujourd’hui de l’Afrique émergente. L’Afrique n’aurait jamais atteint ce stade si les universités n’avaient joué autant. Il faut mettre les choses en perspective. Toutes les universités en Afrique ne sont pas que nulles. On a de performantes universités comme l’université Cheikh Anta Diop. Je suis un observateur de la vie universitaire, de la vie politique sénégalaise. Je ne suis pas un expert dans ce pays, mais l’université Cheikh Anta Diop, nous la connaissons. Dire aujourd’hui à cause de l’initiative Aims que les universités n’ont rien fait, ce serait pire démagogie. Qu’à cela ne tienne, pour que vous arriviez à faire émerger une nation, à soutenir son émergence, la faire entrer dans le cycle du développement soutenu, vous avez besoin d’autres forces, d’autres initiatives complémentaires aux universités.

Aims est une initiative scientifique complémentaire à l’université Gaston Berger, Cheikh Anta Diop. Aucun centre d’excellence ne peut remplacer une université. Il y a deux institutions qui ont marqué la vie de l’humanité qui ne disparaîtront jamais : la religion et les universités. Les centres d’excellence peuvent disparaître, elles, elles seront toujours là. Mais il y a des choses que les centres d’excellence font et qu’aucune université ne fera. La rigueur et la discipline scientifique sont plus poussées dans un centre d’excellence scientifique que dans une université. Ça, je défie toute université qui peut me prouver le contraire. Les centres d’excellence renforcent les universités, ces dernières alimentent la vie des centres d’excellence.

Pourtant on vous reproche de ne pas avoir beaucoup de liens avec les universités et le monde du travail ?

Il faut dire que l’initiative des centres d’excellence a commencé en Afrique, il y a pas plus d’une dizaine d’années. Nous sommes encore dans un processus d’apprentissage, un processus dans lequel les institutions universitaires et les centres d’excellence apprennent à se connaître. Je crois que les liens avec les universités se renforcent et surtout en particulier avec Aims. Nous avons des liens forts avec les universités sénégalaises. Est-ce qu’on va avoir des liens plus renforcés dans les décennies à venir ? Absolument ! Le deuxième volet concerne les liens avec le monde du travail. Je peux vous dire que Aims est une des meilleures institutions, sinon la meilleure sur le continent qui produit des étudiants qui sont employables immédiatement. Nous avons beaucoup d’étudiants qui sont dans les institutions de recherche, dans le secteur privé, dans le secteur associatif, mais nous voulons accomplir l’objectif des 100%. Que 100% des étudiants qui sortent de nos centres d’excellence puissent arriver dans l’enseignement universitaire, dans le domaine de la recherche, dans le secteur à but non lucratif.

Votre objectif, c’est 100%, mais pour l’instant quel est le taux d’absorption ?

 Je dirais plus de 60% vont dans le niveau supérieur (enseignement universitaire et recherche). Nous avons environ 15 à 20% qui vont dans le secteur privé. Il s’agit d’étudiants qui ne sont pas intéressés tout de suite à la vie universitaire, mais qui veulent aller à la Sonatel, à la SDE, dans les télécoms. Nous les équipons, leur donnons les compétences qu’il faut pour être employés dans ces secteurs. Nous avons bien sûr autour de 2,3% qui n’ont pas pu encore s’insérer. Mais entre-temps, ils sont en train de travailler sur les recherches et ne veulent pas s’impliquer tout de suite. Les défis sont énormes. Je ne vais pas prétendre que Aims a tout réalisé, que nous sommes parfaits.

Votre objectif est de les maintenir en Afrique. Mais est-ce que vous n’avez pas quelques fuites de cerveaux ?

Vous savez, quand on a commencé il y a 13 ans en Afrique du Sud, l’une des critiques formulées a été de dire qu’ils sont en train de mettre en place des centres d’excellence pour favoriser la fuite des cerveaux. Aujourd’hui, à toutes ces personnes, je réponds par les chiffres. 70% des étudiants que nous avons formés, depuis 10 ans, se trouvent dans le continent. Les 30% restants qui ne sont pas dans le continent, il y a 80% qui sont en train de faire leur thèse de doctorat dans les universités et qui ont des projets de retour en Afrique. Il y a 10% parmi lesquels, il y a certains qui sont en train de travailler sur des projets scientifiques internationaux.

Je vous donne un exemple. Il y a un ancien étudiant du nom de Martial qui a été formé à AIMS en 2004, qui aujourd’hui est le Directeur de recherche au centre d’études épidémiologique de Yelle aux Etats-Unis. Il est en train de travailler sur un sujet qui concerne l’Afrique. Il s’agit des liens entre la malaria, le VIH et la bilharziose. Voilà un monsieur aux Etats-Unis qui travaille sur un sujet qui est cher à l’Afrique. Je peux vous citer plusieurs exemples comme ça. Il y a un autre étudiant que nous avons formé en 2009 qui s’appelle Tabita qui est du Kenya. Il a développé un outil d’évaluation de la solvabilité des clients des banques commerciales. Aujourd’hui, grâce à cette invention, dont il est le premier inventeur, il a été recruté par la Banque Mondiale pour généraliser et prendre cet outil au niveau du continent africain. Si c’est ça la fuite des cerveaux, j’encourage la fuite des cerveaux. A ceux-là qui le disent, ils n’ont qu’à consulter notre site.

Vous m’avez dégagé tout à l’heure les critères d’implantation d’un centre dans un pays. Mais certains soupçonnent des lobbies pour avoir un centre dans leur pays. Que répondriez-vous ?

Je ne parlerais pas de lobby. Vous savez, nous sommes une institution à but non lucratif donc on n’a pas de pouvoir. On n’a que le pouvoir scientifique. Je pense que chaque Etat est conscient du rôle des sciences mathématiques dans l’émergence et le développement soutenu ou soutenable de leur territoire. Donc c’est une volonté de transformer et de promouvoir la transformation de leur pays.  Je les encourage. Ils veulent le meilleur pour leur pays. Si c’est ça que vous appelez lobby, je crois que c’est du bon lobbying. Un lobbying qui ne vise pas à exploiter les Africains, mais qui vise à promouvoir la transformation de la richesse culturelle et naturelle de l’Afrique.    

Recueillis par Babacar WILLANE

 

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