Les cailloux de Fatick
Les ministres de la République ont mieux à faire que de courir les routes du pays les week-ends, pour s’implanter politiquement dans leurs terroirs dont ils rêvent de faire leurs fiefs politiques exclusifs. Le calendrier républicain, qui régule la vie politique, comporte des séquences de prise du pouvoir à la régulière par des élections encadrées par les textes réglementaires et légaux et des périodes plus longues de gestion de l’État par les vainqueurs. Entre celles-ci, le comportement des uns et des autres devrait changer dans la logique d’accepter le fait accompli des urnes. Tel n’est pas le cas : les vainqueurs s’accaparent des moyens de l’État pour pousser leur avantage et grappiller des voix supplémentaires pour des échéances parfois lointaines. Et les vaincus restent écartelés entre l’attrait d’une migration compensée et la peine d’une vertueuse constance dans l’opposition. Est-ce donc une bonne gouvernance que la bonne fortune des citoyens d’un pays ne dépende plus de leur labeur mais surtout du choix opportun de son camp ?
C’est là toute la signification des événements burlesques de Fatick où certains ministres ont été ''caillassés'' par des jeunes apparemment très déterminés puisqu’ils n’étaient qu’une bonne vingtaine. Et non sans raison puisque le chef de l’État, les promesses hors campagnes électorales étant les plus crédibles, a annoncé en plus du recrutement prévu dans la fonction publique de 5 500 postulants, l’offre de 30 000 emplois par an à partir de cette année jusqu’à la fin de son mandat. A l’occasion, il a utilisé, pour qualifier ce mandat, le substantif quinquennat afin que nul n’ignore que l’ivresse du pouvoir n’a pas encore eu raison de lui et qu’il n’est pas oublieux de son engagement volontaire de réduire le septennat initial. Sur la route de Koung-koung Sérère, là où les femmes pilaient le mil des temps prospères, Macky Sall s’est révélé bon pédagogue envers les sauvageons de Fatick. Surtout en disant que les efforts qu’il a engagés en faveur de la jeunesse sénégalaise ne sauraient être pour celle de Fatick exclusivement.
Mais en promettant que les responsables locaux seront plus présents, il laisse transparaître un embarras certain qui découle d’une autre variante de mal gouvernance qui perdure : la subordination de l’obtention des fonctions ministérielles et de direction à l’assise politique. Cette conception introduite par les libéraux dans la politique sénégalaise a été réaffirmée par le président Macky Sall lors d’une réunion politique de laquelle elle a filtré sur un mode extrême : ''Celui qui perd sa localité perd son poste'', a-t-il décrété à quelques mois des élections locales. Les leaders locaux ont toujours été présents dans la tradition politique fatickoise, qu’ils soient de souche ou d’adoption : ils avaient nom Farba Diouf, Moustapha Dièye, Moussa Sèye, Ibou Diouf, le maire Docteur Ba et un peu plus tard Alioune Badara Mbengue. C’est eux qui ont propulsé le leadership de Mamadou Dia, directeur d’école d’abord allergique à la politique puis sénateur, député et président du Conseil de gouvernement du Sénégal.
''C’était un leadership fort !'', m’avait dit Moukarzel qui tenait une brasserie sur la route qui mène à l’école et à l’église : ''Quand ils venaient au cinéma, tu pouvais savoir qu’ils sont là car c’était le silence total…'' Ils étaient respectés et aimés plutôt que craints. Il faut croire que Fatick porte chance à ses leaders d’adoption. Mais le leadership y a changé de tonalité depuis l’avènement de Macky Sall à la présidence. Et partout ailleurs avec l’adoption du libéralisme comme doctrine politique d’État, la monétarisation excessive des rapports politiques a engendré un clientélisme sans tact ni pudeur. Les événements de Fatick inaugurent à mon sens le premier soulèvement de militants contre des cadres de leur parti en dehors des luttes de tendances. L’argent divise quand il est mal partagé et la segmentation des intérêts entre la base jeune et la nomenclature du parti présidentiel dénote un narcissisme et un individualisme de ces derniers, qui pourraient avoir un impact fort négatif sur non seulement l’implantation du parti mais aussi sur l’électorat en général.
Le fait de choisir comme acteur, disons plutôt entrepreneur politique, un ministre ou un directeur national suppose que l’un et l’autre investissent dans les militants les deniers publics qu’il gère. Le délit d’enrichissement illicite n’est pas constitué mais celui de détournement est réel et dans les deux cas, il en manquera autant au Trésor public. Il serait intéressant de faire l’évaluation statistique de la somme globale de l’argent transporté de cérémonies en deuils pour supporter les frais des réjouissances ou consoler les veufs, veuves et orphelins d’un disparu qui a affronté seul dans la dignité les charges de sa maladie. Découvrira-t-on que cet argent tourne dans le cercle intime des mêmes directeurs généraux et conseillers spéciaux et ministres millionnaires à la petite semaine ? Et la césure sera encore plus nette entre la classe dirigeante à quelque fraction politique qu’elle appartienne et l’immense majorité du peuple laborieux. Il suffirait qu’il ait le même réflexe que les jeunes de Fatick pour que le front intérieur se ranime.