L’Équation de la désyndicalisation
Les syndicats qui ont renoncé à la longue marche au pas de charge sur les bastions d’un capitalisme supposé en crise, se sont pour l’essentiel regroupés au stade Iba Mar Diop. Signe du temps, les grandes centrales, la vieille Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS) et sa principale rivale l’Union nationale des syndicats autonomes du Sénégal (UNSAS), ont perdu l’initiative historique, comme qui dirait. Plus agressif, le Front des syndicats autonomes (FSA) a sacrifié à cette tradition du défilé protestataire à travers certaines grandes artères de la ville de Dakar. Les revendications sont les mêmes : elles se résument par une baisse du coût de l’électricité, de l’eau, du loyer, du téléphone, du carburant, du gaz, du transport et surtout des denrées de première nécessité. L’augmentation des salaires et des pensions de retraite sont aussi sur la liste ainsi que des requêtes moins alimentaires comme la fin des délestages et l’emploi des jeunes.
La multiplicité des revendications qui parfois se contredisent montre la fragmentation d’une société sénégalaise dont l’écart se creuse progressivement entre ses diverses composantes et l’effacement de ce bloc compact appelé peuple que constituaient la classe ouvrière dans les villes et la paysannerie à l’intérieur du pays. Le temps est révolu où une seule récrimination réunissait toutes les adhésions dans l’hilarité générale car il ne manquait pas de militants syndicaux imaginatifs qui jouaient sur l’effet de l’image en brandissant un sac de riz vide et flasque. Cette segmentation se lit dans l’émergence d’une petite bourgeoisie conquérante en soi et pour soi, dont les aspirations sont aux antipodes désormais de celles de la majorité des travailleurs. Celle-là s’emménage des espaces de conception autour de thèmes qui fleurent bon le patriotisme d’entreprise, entreprise dans laquelle les intérêts sont liés réciproquement, ne serait-ce qu’entre les cadres et la direction.
L’une des causes de la désyndicalisation à la base a sans doute été le constat par les travailleurs ''milieu de en bas'' et ''en bas de en bas'', selon un classement original du sociologue Foté-Mémel à la société ivoirienne, que leur sort n’était pas le même que celui de leurs camarades des puissantes sociétés nationales qui avaient, depuis plus deux décennies, pris la direction des luttes syndicales, pour l’autonomie par exemple. Ce combat social a souvent été le levier d’accès à des positions privilégiées dans l’entreprise et de marchandage avec le pouvoir dans les syndicats. La lutte sociale implacable des dirigeants du Syndicat unique et démocratique des travailleurs de l’électricité (SUTELEC), du Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (SAES), du l’Union démocratique des enseignants (UDEN) et du Syndicat unique des travailleurs de la santé et de l’action sociale (SUTSAS) dans l’UNSAS a-t-elle jamais secrété autre chose que le délestage et la surestimation des factures, la privatisation de l’Université et la dislocation de l’école publique laïque ainsi que la précarisation de la santé qui n’est plus ''publique'' dans les attributs de ce département.
A Mademba Sock qui fut intrépide et exemplaire dans la lutte, la désintégration de son syndicat de base semble réserver une fin aussi peu glorieuse que celle de Napoléon, non pas dans une défaite en soi comme le dit Victor Hugo, ''le sort incarné par Wellington avait encore quelque grandeur…'', mais dans la dispute quand l’on voit à Sainte Hélène, l’empereur qui avait soumis l’Europe, ''se quereller avec Hudson Lowe pour une paire de bas de soie !'' La crise interne du SUTELEC semble en effet couver une autre plus grave dans l’UNSAS où pour la première fois depuis plusieurs décennies, son leadership est remis en cause. Sans lui donner tort, les textes du SAES qui renouvellent leur direction à échéance régulière, confère à cette organisation une autorité morale dans l’UNSAS qui pourrait au mieux recomposer sa fraction syndicale. Alors que le champ politique, où il pourrait revenir plus mûr de ses acquis multiforme, lui réserverait certainement plus de satisfaction que l’oubli par ses compagnons de ses sacrifices d’antan à leur cause pour ne voir qu’un abus dans sa volonté de servir encore.
Cette crise pourrait, si toutes les parties savent raison garder, inciter les forces syndicales qui essaiment sur l’échiquier social, à parier sur l’unité définitive de toutes les centrales et de tous les syndicats-maisons, comme ce fut le cas en 1966 dans l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (UNTS). Sinon le discrédit irait grandissant avec la subvention de 50 millions, entre autres certainement, que leur verse l’État du Sénégal pour la fête du travail et dont le partage se fait comme partout ailleurs dans le bruit et la fureur. La CNTS qui a surmonté ses crises successives pourrait développer des initiatives unitaires que la sérénité habituelle de son leader Mody Guiro peut faire espérer aboutir, surtout si des personnalités de la trempe de Yéro Deh et d’Amath Dansokho y étaient associées. Le président Macky Sall ne devrait pas y être hostile, n’ayant pas cette réputation qui colle aux gouvernants de diviser pour régner et y trouvant l’avantage de ne plus s’adresser sur le champ social à une hydre de Lerne.
Mais comment terminer sans évoquer la situation de la presse nationale dont la situation est dite précaire sous tous les rapports ? La presse indépendante, pourvoyeuse d’emplois, devrait certainement bénéficier de la sollicitude de l’État qui garantisse cette indépendance selon des modalités qui respecteraient la libre compétition. Mais encore l’Agence de presse sénégalaise (APS), dont les journalistes assurent une présence discrète et une couverture efficace de toutes les manifestations publiques et de tous les faits divers, devrait-elle sombrer corps et âme sans que l’État s’en soucie outre mesure ? Sans doute les dirigeants actuels ignorent-ils sa glorieuse histoire comme ils ignorent l’indicible sacrifice de ses agents qui en assurent le fonctionnement continu sans parfois recevoir leurs salaires pendant des lustres. Un pays peut, comme la Suisse et certains pays scandinaves, se passer d’une armée ; mais quel pays se passerait d’une agence nationale de presse ? Le Sénégal, pourrait-on répondre, si l’immeuble qui en abrite les services et qui menace ruine s’écroulait, au cœur d’une nuit où tous les personnels seraient au chaud chez soi.