Publié le 5 Aug 2013 - 17:20
A LA DÉCOUVERTE DU «JAMORAAY»

Un phénomène de société spécifique à la Casamance 

 

Apparu vers les années 1970, le ''Jamoraay'' est devenu, au fil des ans, un phénomène de société qui a fini de prendre de l’ampleur. EnQuête est allé à la découverte de ce véritable instrument de mobilisation sociale et de lutte contre la pauvreté, que l’on ne retrouve qu’en Casamance.

 

Margoune, le 31 mai 2013. Il est 16 heures passées de quelques minutes. Cette bourgade, située dans la communauté rurale d’Oulampane (département de Bignona) à quelques encablures du village de Diango sur la RN4, refuse déjà du monde. ''Entre mille (1 000) et mille cinq cents (1 500) personnes'', sont venues de la communauté rurale de Tenghory, de la commune de Bignona, des arrondissements de Niaguis et Nyassia, des communautés rurales de Coubalan, de Ouonck, de Yacine (Diassy dans la zone de Marsassoum, de Dakar et de diverses régions du pays. Farba Sané, chargé de l’organisation de la rencontre, ajoute que ''d’autres délégations sont attendues le lendemain, jour officiel d’ouverture du ''Jamoraay Sané Nianthio''. La manifestation a lieu tous les trois (03) ans. Elle regroupe tous ceux qui portent les noms Sané, Coly, Niassy et Fabouré ainsi que leurs épouses et neveux. Les cousins à plaisanterie peuvent aussi prendre part à l'association. ''En dehors des sections déjà bien organisées, notre ambition est de créer à l’avenir des sections dans toutes les régions du pays et de la sous-région, notamment en Gambie, en Guinée-Bissau, voire au Mali'', informe Farba Sané, par ailleurs, agent à la Chambre de commerce de Ziguinchor.

En attendant la concrétisation de ce «rêve», le village de Margoune, qui accueille l’édition 2013 «sous le signe de la paix et du développement économique, culturel et social», après celles tenues à Boulandor en 2010, Niassène diola en 2007, Tenghory en 2004 et Coubanao en 1979, vit déjà et pleinement la présente édition. «Près de trois (03) millions de francs Cfa, pour l’essentiel tirés de cotisations, ont été dégagés pour les quatre (04) jours que devra durer la rencontre. Des tonnes de riz sont emmagasinées, des têtes de bœufs attachées, mais également un groupe musical, des groupes électrogènes, des instruments de musique traditionnels et modernes, ainsi que quelques masques sont mobilisés. Rien n’a été négligé pour rendre la fête belle et le séjour agréable.

 

Naissance d’un phénomène

Selon Ibrahima Sané, directeur d’école, par ailleurs président du ''Jamoraay Sané Nianthio'', le phénomène est apparu dans les Kalounayes, département de Bignona, vers les années 1970. ''Le Jamoraay dans la langue diola signifie entente et paix. Il permet de se connaître, de communiquer, de mutualiser les efforts pour en faire un socle, un levier pour le développement socio-économique. Toute une communauté et des alliances s’intègrent dans un dispositif, élabore des mécanismes de solidarité et de gestion aussi bien de la paix que du développement'', explique l’Inspecteur de l’enseignement Ousseynou Gassama.

À en croire Ibrahima Sané, La sécheresse de 1971, vécue difficilement par les populations, a inspiré le Grand Sage de la famille Sané, El hadji Cheikh Ibrahima Sané du village de Souda, dans l’arrondissement de Tenghory, département de Bignona. L’érudit s’était rendu compte que la pauvreté s’accentuait davantage au niveau des foyers. Pour soulager les familles démunies et éprouvées, il a initié une participation obligatoire aux obsèques d’un membre de la famille Sané et la prise en charge, par tous ceux qui portent le nom Sané, des frais funéraires durant tout le temps du deuil. Cette même solidarité devait s’appliquer et se manifester lors des mariages et autres événements d’un membre de la famille Sané Nianthio,  quel que soit le village où il vit.

Au fil des ans, poursuit M. Sané, le «Jamoraay Sané Nianthio s’est fixé d’autres objectifs plus adaptés au contexte du moment. C’est ainsi que les rencontres du Jamoraay Sané Nianthio sont devenues depuis lors des moments de solidarité, de paix, de partage, d’échanges et de réflexion axée sur la recherche des voies et moyens de sortir de la pauvreté. «Notre objectif est de susciter l’esprit de solidarité et d’entraide dans la Famille.» Et de poursuivre que le Jamoraay Sané Nianthio, outre la réflexion globale sur sa contribution dans la recherche de la paix en Casamance, sensibilise les membres sur les enjeux du développement économique et social, avec un accent particulier sur la sauvegarde et la préservation du patrimoine culturel, l’éducation de base, la protection et la gestion des ressources naturelles. ''Nous œuvrons aussi pour une autonomie alimentaire et financière de chaque membre, à travers la création de richesses à partir d’entreprise individuelle ou collective (GIE)'', a-t-il souligné.

 

Instrument de mobilisation sociale, de promotion de la paix et de la solidarité…

 

La lignée «Sané Nianthio» n’est pas la seule à se regrouper autour d’un «Jamoraay». Au total, ils sont cinq (05) structures similaires à avoir été créées en Casamance, informe notre interlocuteur. Il s’agit des familles «Manga-Badiane-Bodian», «Diédhiou», «Badji-Bassène» et «Diémé». Ba Akenlen Sané souligne : «Maintenant, je n’hésite pas de passer la nuit dans un village. Je sais que j’y trouverai un parent. Le Jamoraay a développé en nous l’esprit de solidarité. Il a élargi les rayons de nos connaissances sur l’ensemble de la région. Il a permis aux familles Sané Nianthio éparpillées dans les villages de se connaître. Un vaste brassage est établi. Les familles se fréquentent régulièrement.» Siaka Sané, Principal du CEM du village de Souda, renchérit en soutenant que le Jamoraay est aussi un ''instrument d’alerte des conflits'', au sein de la Famille Sané Nianthio, un ''forum de réconciliation, de lutte contre la haine, la rancune souvent vectrices de conflits. Selon lui, il transcende les ethnies, les aires géographiques et les villages».

Dans la même veine, l’Inspecteur de l’Enseignement  Ousseynou Gassama estime que le ''Jamoraay'', ''au-delà des festivités, est un facteur de stabilité, de cohésion sociale, de solidarité et de paix.'' M. Gassama pense que les ''Jamoraay'' doivent inscrire leur action dans la création de comités scientifiques - pour retracer l’histoire des peuples et de leurs cultures et pour indiquer aux nouvelles générations des repères historiques leur permettant de s’ancrer dans leurs valeurs culturelles -, mais également vers l’installation de comités de gestion des conflits si elles veulent s’engager résolument dans la recherche d’une paix juste et durable en Casamance.

Il invite les uns et les autres à œuvrer pour que les différents Jamoraay qui restent encore restreints au niveau des communautés et des alliances familiales, puissent se retrouver autour d’une ''fédération'' pour contribuer à l’édification d’une société juste et de paix. Selon lui, ''Il faut que cette alliance, ce communautarisme puisse se consolider d’une part, mais également qu’elle aille vers une fédération, une coordination générale des Jamoraay existants qui porteraient l’ensemble des communautés. Cela donnerait plus de force, plus de communautarisme et cela développerait plus de mécanismes de prévention et de gestion des conflits». Dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, M. Gassama estime que les Jamoraay doivent se doter aussi de mutuelles de santé. 

 

Un outil de lutte contre la pauvreté

 

En effet, le Jamoraay Sané Nianthio a installé à Niassène Diola, en 2007, dans le Marsassoum, une caisse d’épargne et de crédit sur fonds propres, au profit de ses membres, pour susciter l’épargne mais également pour encourager l’initiative privée ou collective en son sein. Dans le même sillage, l’Association Jamoraay des Familles «Manga, Bodian et Badiane» éparpillées un peu partout dans la région de Ziguinchor et au-delà, a injecté 57 643 950 francs dans ses neuf (09) zones d’intervention, pour le financement de petits projets, par le biais de sa Caisse Mutuelle d’épargne et de crédit. Dans le cadre de la lutte contre le paludisme, l’association distribue, chaque année, 3 000 moustiquaires imprégnées à ses adhérents. Elle a aussi doté les familles de brouettes entièrement équipées et mis à la disposition de plus de 11 ASC villageoises des équipements sportifs, chaussures et maillots.

Toutefois, ce ne sont pas les détracteurs de ces organisations qui manquent. D’aucuns estiment que le côté festif domine les autres aspects qui sont la raison fondamentale d’existence de ces structures familiales. Ce que récuse et balaie d’un revers de main Siaka Sané qui se défend, en soutenant que «la nivaquine a été conçue pour soigner, mais les gens l’utilisent pour autre chose». «Nos objectifs sont clairement définis. Nous nous attelons à les atteindre. Ce ne sont pas les critiques qui manqueront», ajoute M. Sané selon qui «une  mobilisation sociale de cette envergure exige d’importants moyens financiers''. Ce qui importe, dit-il, «c’est moins ce que les gens font en privé durant la manifestation, mais l’atteinte des missions fixées».

Toujours est-il que le «Jamoraay», cette spécificité bien casamançaise, est devenu, au fil des ans, une réalité sociétale bien ancrée chez les populations. Mieux l’organiser, le structurer et l’accompagner pourrait valoir à la région bien des points dans le cadre notamment de la relance des activités socio-économiques et de la promotion d’une paix juste et durable en Casamance. Il peut, également, constituer un relais important dans le cadre des politiques d’intégration sous-régionales, pour la bonne et simple raison que «le Jamoraay», en vérité, transcende les ethnies, les communautés et les aires géographiques.

 

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