Au-delà du tuyau cassé de Keur Momar Sarr...
La mauvaise nouvelle est tombée presque en même temps que la constitution d'un nouveau gouvernement, dirigé par Aminata Touré et l'accélération du rythme des précipitations dans la capitale, Dakar. Au départ, il s'agissait juste d'une panne, comme on en dénombre chaque année. Mais avec le temps, les populations se rendent bien compte que la ''faille'' est plus sérieuse que ce qui a été déclaré. Au-delà du jeu de déclarations, dénégations et manipulations, EnQuête a essayé, dans ce premier jet, de trouver le roc qui se cache derrière le jeu d'intérêts assez complexes, les rapports de forces entre fonds d'investissements, l'Etat...
Si la Société nationale d'électricité (Senelec) a battu ces dernières années tous les records d'impopularité à cause des délestages successifs, la Société des Eaux (SDE) et la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) semblent aujourd'hui lui ravir la vedette. La cause : les défaillances sur le réseau de la distribution d'eau, à cause du tuyau défectueux de Keur Momar Sarr, à plus 200 kilomètres de Dakar. La réputation du Sénégal, mise en valeur dans ce secteur crucial, du fait de ''l'exemplarité du «partenariat public-privé» (PPP)'', pour la réalisation d'un des critères de l'atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en prend un sacré coup. Et pourtant, les deux sociétés ont toujours réussi à assurer l'approvisionnement correct en eau de Dakar où la demande avoisine les 300 000 mètres cubes par jour, grâce au Lac de Guiers qui fournit 70% de la demande en eau de la capitale. 40% de cette quantité est assurée par l'usine de Keur Momar Sarr. D'où le caractère partiel de la pénurie. En vérité, plusieurs projets dont la mise sur pied d'une industrie de dessalement de l'eau de mer, opérationnelle à partir de 2014 avec 50 000 mètres cubes supplémentaires, sont en gestation. Mais les fondements ne sont pas assis sur du roc, selon plusieurs spécialistes de l'eau, qui estiment aujourd'hui que le moment est arrivé de recadrer la forme du partenariat entre l'Etat et la Sde.
Ce que l'Etat savait du tuyau de Keur Momar Sarr
En effet, le casse-tête du tuyau cassé de Keur Momar Sarr n'est que la face qui rend aujourd'hui visibles les fragiles équilibres entre l'Etat représenté par la Société nationale des Eaux (Sones) et la Société des Eaux (SDE) en charge de l'Exploitation depuis 1996. ''Aujourd'hui se pose la question du respect du contrat qui lie l'Etat à la Sde. Il est clair que c'est la Sde qui doit réparer quand il y a panne''. Mais si les termes du contrat, du reste défiguré par une série d'avenants, indiquent que c'est la SDE qui doit réparer lorsqu'une panne intervient sur le réseau'', le texte reste peu clair sur le niveau à partir duquel la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) prend en charge la partie défectueuse.
Il reste cependant constant que selon des informations dignes de foi, plusieurs réparations ont été faites sur ce tuyau bien spécial mis en service en 2004 seulement. Or, la SDE a une obligation de renouvellement de 17 kilomètres du réseau, chaque année, selon le contrat. Mais c'est toujours à elle de voir ''ce qui est prioritaire''. La Sones aussi ''a des obligations de renouvellement d'infrastructures dans le cadre d'une convention-programme d'investissement et approuvé'', elle devrait bien avoir plus de moyens d'obliger la Sde à se conformer à ses obligations. Il reste que la société nationale a manqué de réactivité dans ce dossier puisque, nous indique-t-on, des correspondances ont été faites pour avertir la Sones qui n'a pas réagi. Abdourahmane Diouf, le directeur général le plus éphémère (décembre 2012, avril 2013), était alors aux commandes. C'était au mois de mars dernier, c'est-à-dire un mois avant que la nouvelle directrice générale Anta Seck n'en prenne les rênes...
Un nœud d'intérêts...
En vérité, si le secteur de l'eau n'est pas aussi nébuleux que celui de l'Energie, il n'en demeure pas moins que le jeu des intérêts reste assez trouble. L'intervention de sous-traitants, comme c'est le cas dans la réparation de la panne à l'usine de Keur Momar Sarr, complexifie bien le réseau d'intérêts qui vit de...l'eau. La plupart de ces sociétés sont françaises, comme du reste l'actionnariat de la SDE, constitué de fonds d'investissement pour l'essentiel.
Aux commandes de la SDE, on retrouve en effet Finagestion qui est une holding basée à Paris et qui détient plusieurs concessions dans le secteur de l’eau et de l’électricité en Côte d’Ivoire et ailleurs. Il y a aussi ECP, premier fonds de capital-investissement axé sur le continent africain à avoir levé plus de 1,8 milliard de dollars, qui a acquis en 2009 60% du capital de Finagestion. Ce qui en fait l'investisseur majoritaire. Il faut aussi savoir que SODECI, qui contrôle l'approvisionnement de l'eau à Abidjan et dans plusieurs villes ivoiriennes ainsi que CIE, opérateur dans la production et la distribution de l'Energie en Côte d'Ivoire et Ciprel, spécialisé dans la transformation du gaz en énergie électrique, sont des filiales de Finagestion. On retrouve du reste quelques sénégalais dans l'actionnariat, mais à un niveau bien modeste. C'est donc le plus naturellement du monde que la Société des eaux (SDE) installera à sa tête Bernard Debenestre, comme premier directeur général en 1996. Il sera remplacé par Frédéric Renaud en 2000. Ce dernier, membre du groupe Bouygues, pilote dans la plus grande discrétion la boîte avant de passer le témoin le 11 octobre 2006 à Mamadou Dia qui dirige depuis lors la maison. Ingénieur du génie hydraulique de formation, Mamadou Dia a été l'adjoint des deux premiers directeurs généraux. Il a beaucoup appris à leurs côtés et n'est pas encore à la retraite malgré ses 60 ans passés. On lui prête le pouvoir de bien comprendre les codes et non-dits d'un secteur que peu de sénégalais connaissent. Réputé d'une grande finesse, il a su s'accommoder avec tous les ministres qui se sont succédé à la tête du département de l'Hydraulique. Allez savoir comment il s'y prend.
Ce qui est en tout cas clair et que révèle une crise de l'eau, qui s'est déclarée à Dakar, c'est que la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) ne pèse pas lourd devant la toute puissante Sde. Incapable de lui dicter une conduite basée sur le contrat d'affermage, elle joue aujourd'hui les seconds rôles. En tant que société nationale, c'est elle qui est propriétaire des infrastructures qu'exploite la Sde. Selon plusieurs sources, l'Etat devrait donc être en mesure de taper sur la table avec force, lorsque cette société ne remplit pas convenablement son rôle. Mais les remontrances, depuis Me Abdoulaye Wade d'ailleurs, restent toujours timides. Aujourd'hui, la Sde, largement soutenue par les bailleurs de fonds, est assurée de continuer à se faire son beurre sous le climat bien favorable du Sénégal. Sur un chiffre d'affaire avoisinant les 60 milliards de francs Cfa, la Sones n'encaisse que 18 milliards, au moment où la SDE s'assoit sur près de 40 milliards. Le reste étant partagé entre l'Office nationale de l'assainissement et les municipalités... A suivre.