Publié le 7 Jan 2024 - 06:02
ALICE DIOP (RÉALISATRICE)

‘’J'ai pris conscience de la précarité de mon identité...’’

Alice Diop, issue d'une histoire empreinte de silence, est une réalisatrice, scénariste et actrice française, marquée par ses origines sénégalaises. Contrainte de taire la langue wolof et la langue sérère par crainte de ne pas assimiler le français, elle a été confrontée à une crise identitaire, exacerbée par les remous consécutifs à l'événement de Charlie Hebdo en France. Cette période l'a même privée de l'usage de sa langue pendant plusieurs mois. À l'initiative du ‘’Yooni Ciné-club’’, la cinéaste a animé une masterclass à Dakar suite à la projection de ‘’Nous’’, un film résultant de cette crise existentielle en France et inspiré du livre de François Maspero, "Les Passagers du Roissy-Express". Dans cet entretien, la réalisatrice du film ‘’Saint-Omer’’ revient, entre autres, sur cette crise identitaire et sur ses influences. BABACAR SY SEYE En tant que personne née en France de parents sénégalais, comment décririez-vous votre relation avec le français ? J'ai un rapport assez obsessionnel, intense et exclusif avec la langue française. Malheureusement, c'est la seule langue que je parle. Lors du festival Dakar Court, j'ai vu un magnifique film sur la langue maternelle qui raconte exactement mon histoire. Mes parents sont arrivés en France du Sénégal en 1962 pour mon père et en 1966 pour ma mère. Ma sœur est née au Sénégal et avait deux ou trois ans quand elle est arrivée en France avec ma mère. Une institutrice a conseillé à mes parents de ne nous parler ni wolof ni sérère, notre langue maternelle, de peur que nous ne puissions pas assimiler le français. C'était une erreur éducative, une véritable violence politique. La politique assimilationniste de la France visait également à effacer les langues autres que le français. J'en ai été victime. J'ai donc adopté cette langue, notamment à travers la littérature. J'étais une grande lectrice, je lisais plus que je ne parlais. C'était une façon de compenser ce que je ne savais pas être une violence, c'est-à-dire l'absence du wolof et du sérère dans ma vie. Au fil de ma vie, j'ai réalisé qu'il y a des choses qui ne peuvent être dites ou transmises qu'à travers sa langue maternelle. Je sais à quel point le fait que mes parents ne m'aient pas parlé en wolof a façonné ma manière d'être française et sénégalaise. J'ai essayé de compenser cette absence d'autre langue et j'en ai fait ma propre terre et mon identité. Je suis fier de ma singularité. Marguerite Duras, écrivaine et cinéaste, a-t-elle une influence sur vous ? Je me sens proche de cette écrivaine qui a souvent été critiquée en France. Née en Indochine, elle a consacré une partie importante de sa littérature à cet endroit colonial où elle a vécu et qui constitue son identité. Elle n'a pas eu peur de créer des personnages féminins d'une grande complexité. C'est quelqu'un qui n'a rien refusé à la littérature et à la langue. Quels enseignements avez-vous tiré de votre formation en histoire qui a enrichi votre parcours en tant que cinéaste ? En effet, j'ai étudié l'Histoire, notamment l'Histoire africaine, à la Sorbonne. C'est d'ailleurs grâce à l'Histoire africaine que je suis retournée au Sénégal, car je travaillais sur un mémoire de maîtrise portant sur la revue Présence africaine, fondée par un Sénégalais. J'ai également réalisé un mémoire et un DEA sur le laboratoire intellectuel de la négritude. Au Sénégal, j'ai découvert l'histoire africaine, notamment l'histoire coloniale. En découvrant cette histoire, j'ai eu l'impression de me réapproprier le silence de mes parents et de comprendre comment ce silence continuait à façonner ma vie quotidienne. C'était quelque chose de fondamental pour moi de découvrir à quel point j'étais le fruit d'une histoire silencieuse, à la fois dans ma famille et dans la société. Au début de mes études d'histoire, j'étudiais les grands textes de la Troisième République (Victor Hugo, Jules Ferry, etc.) avec leurs idées de liberté d'expression et de liberté de la presse. Ces textes m'ont profondément galvanisée. Mais en découvrant l'histoire coloniale, j'ai réalisé que les mêmes architectes politiques étaient capables de voter massivement en faveur du code de l'indigénat en 1923. J'avais l'impression de découvrir l'histoire derrière le rideau. Tout était maintenu dans un silence de plomb. Aujourd'hui, les choses ont quelque peu changé, mais il y a 25 ans, ces questions étaient méprisées sur le plan géographique et intellectuel. C'était quelque chose de révolutionnaire. Je me suis dit que ce que je comprenais ne devait pas rester confiné dans le domaine intellectuel, dans ce laboratoire où seuls les initiés pouvaient accéder à mes idées, comprendre ce qu'était le code. Expliquez-nous ce moment crucial où vous avez perdu votre langue (situation décrite dans le documentaire "Mariannes noires" de Mame Fatou Niang)? C'est quelque chose de concret, douloureux et métaphysique à la fois. Je pense que cela correspond à deux choses. Lors de la naissance de mon fils Tidiane, ma meilleure amie m'avait offert un cours de contes. Il s'agit de comptines pour enfants basées sur des traductions orales de plusieurs pays d'Afrique occidentale. Je mettais ce CD en boucle, et à un moment donné, la comptine sérère "Ayo néné" passe. Tout d'un coup, je m'effondre en l'écoutant. Et je réalise qu'il y a une sorte de mémoire archaïque primitive liée à cette chanson qui comble l'absence de cette langue à l'intérieur de moi. Je me dis qu'on me l'a déjà chantée. C'est donc au moment où mon fils commençait à apprendre le français qu'un gouffre s'est ouvert en moi. L'autre moment, c'est pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, qui a été d'une grande violence pour tous les Français d'origine comme moi. Et cette phrase prononcée par Nicolas Sarkozy en 2010; il a proposé de déchoir de la nationalité française ceux qui sont d'origine immigrée et qui se seraient rendus coupables de crime. François Hollande a voté cette loi, mais c'est Nicolas Sarkozy qui en a eu l'idée en premier. Malgré tous les efforts, malgré toute la croyance en l'idée d'une république indivisible, j'ai soudainement pris conscience de la précarité de mon identité. C’est dû au fait qu'un président de la République ait concrètement désigné deux catégories de Français, ceux de papier et ceux qui le seraient de manière ontologique et organique. Au moment où mon fils commence à apprendre la langue, une sorte de fracture psychanalytique s'est produite en moi. J'ai commencé à perdre l'usage du français. J'ai perdu les mots, ma langue, comme une infamie intellectuelle. Je n'arrivais plus à parler. Cela a duré plusieurs mois. C'était vraiment une crise identitaire. Comment en êtes-vous sortie? Je suis parvenue à m'en sortir grâce à une psychanalyste qui m'a conseillé de lire les essais de Montaigne. Cependant, je ne suis pas certaine que ce soit cela qui m'a guérie. J'ai pris conscience que je suis le produit de cette trajectoire, de cette histoire, de ces manques, de ce silence, de cette absence, mais aussi le fruit de tout ce qui s'est rempli en moi, de tout ce que j'ai inventé. J'ai construit une identité qui me convient parfaitement aujourd'hui. Cependant, je pense qu'il a fallu traverser des épreuves du passé pour assumer pleinement mon identité. Parlons de votre film "Nous’´. Quel a été le moment où vous avez décidé de le réaliser et quelle a été votre source d'inspiration ? C'est encore une histoire de violence. Celle-ci a été ressentie lors des attentats de janvier 2015. Nous avons pris conscience de la profonde fracture de tout ce que nous avions créé et exprimé à travers des films, des pièces de théâtre, des chants et des livres… Des passeports français ont été jetés par terre. C'était comme si ces passeports étaient la signature de leur crime, abandonnés là, à Charlie Hebdo. Nous avons également ressenti une connaissance de la société française à 180 degrés, ce qui n'est pas le cas pour de nombreux concitoyens français, car nous avons la chance de voyager (prendre le train, se rendre de ville en ville, discuter avec les gens, NDR). Cette connaissance intime de la société française, cette capacité à se déplacer et à dialoguer, nous offre une vision extrêmement claire, complexe et inquiétante de ce qui se passe à l'époque, ou de ce qui est en train de nous arriver. Lorsque l'incident de janvier s'est produit, la machine médiatique a commencé à désigner des responsables. Des experts autoproclamés se sont succédé à la télévision sans évaluer la situation. Dans le deuil, un moment de silence permet également de tenter de comprendre plus profondément ce qui se passe. J'ai eu le réflexe de m'approprier les explications des autres qui disaient : "C'est la banlieue". Mais qu'est-ce que la banlieue exactement ? C'est alors que je me suis souvenu d'un livre de François Maspero, "Les Passagers du Roissy-Express". L'idée de Maspero était de parcourir une ligne qui raconte à elle seule une partie de l'identité française, en remontant le fil de l'histoire française et en rassemblant toutes les vagues successives de l'histoire migratoire. Ainsi, après les événements de Charlie, je me suis dit que la seule façon possible de tenter de comprendre ce qui nous arrive était de m'appuyer sur la démarche de Maspero, de refaire moi-même ce voyage, sans idées préconçues, sans savoir à quoi m'attendre. Je me suis laissé complètement porter. Je suis partie seule, sans caméra, sans appareil photo, juste avec un indice. J'ai pris énormément de notes. J'y suis resté(e) un mois sans jamais rentrer chez moi, en dormant sur place, dans des hôtels Formule 1, chez des gens qui m'hébergeaient. Observer une ville en marchant est quelque chose de profondément poétique et sociologique. Ainsi, le film est né de cette crise existentielle et de ce livre. Le film est dédié à Maspero, mais il est différent. J'ai réalisé une adaptation. Ce n'est pas du tout littéral. J'ai refait mon propre voyage, ce que j'ai vu et ressenti, ce que Maspero n'aurait pas pu voir. J'ai rencontré une partie de mon histoire, revisité les archives, revu le visage de ma mère… Dans ce film, vous montrez toutes les couches sociales, "les petits gens", mais aussi toutes les générations. Est-ce un nouveau langage cinématographique ? Qu'est-ce qui est plus révolutionnaire que de filmer l'ordinaire du quotidien lorsque l'on s'intéresse à ces populations-là ? Ces populations sont enfermées dans un imaginaire médiatique et cinématographique qui ne s'intéresse qu'à la crise, qu'à la violence. Regarder la banalité du quotidien, c'est offrir un contre-récit à tout l'imaginaire cinématographique qui a jusqu'à présent représenté la banlieue... Je m'inscris également dans un imaginaire qui existe, mais qui est très peu convoqué. Cela rend cet acte politique, révolutionnaire. C'est très audacieux. Je me souviens, lorsque j'écrivais le texte, que c'était à l'opposé d'une thèse. Dans la construction du film, j'avais non seulement un modèle en tête (Maspero), mais aussi beaucoup de recueils de nouvelles, notamment celles de Raymond Carver, un auteur américain qui a également beaucoup écrit sur l'ordinaire du quotidien.