Le fonctionnaire au Sénégal, un sans voix à la merci du politique
Cité par le Professeur Ngor Ngom dans son cours de troisième année (Droit de la fonction publique), le ministre français de la Fonction publique affirmait lors de l’élaboration du statut de 1941 que "le fonctionnaire ne devrait plus être considéré comme le domestique du gouvernement et livré à l’arbitraire, mais plutôt le serviteur de l’Etat et de la nation, considéré de ce fait comme un homme et non un rouage impersonnel de la machine administrative". À en croire le Professeur, André Mathieu ajoute, "important et complexe, les problèmes de la fonction publique et des agents publics ne sont pas seulement juridiques". Ces deux assertions posent la question de l'arbitraire de l'administration face au fonctionnaire mais aussi celle de la complexité des nouvelles menaces qui pèsent sur celui-ci. En effet, à côté de l'abus de l'autorité, le fonctionnaire est de plus en plus victime de dommages collatéraux du fait du jeu politique. D'où l'urgence de remettre sur la table la protection fonctionnelle de ce dernier qui est aujourd'hui un sans voix à la merci du politique.
Par fonctionnaire la loi 61-33 du 15 juillet 1961 modifiée, entend en son article premier les "personnes qui, nommées dans un emploi permanent, ont été titularisées dans un grade de la hiérarchie des corps de l'Administration. " Dans cette définition, sont inclus, même s'ils sont exclus du champ d'application dudit statut, les magistrats, les personnels militaires, paramilitaires et les autres fonctionnaires régis par des lois spéciales. Cette catégorie de fonctionnaires est pour l'intérêt de la contribution, les fonctionnaires "spéciaux". Par fonctionnaire spécial j'entends tout fonctionnaire régi par un statut spécial ou particulier mais assigné à l'exécution d'un service public sensible qui implique une large restriction de ses libertés. Le statut spécial étant un ensemble de règles qui régissent un cadre de l'administration, chapeauté par le statut général des fonctionnaires mais qui lui déroge du fait de la sensibilité de l'activité en question. Ces agents de l'Etat ont en commun, une restriction draconienne de leurs libertés d'expression et syndicale en particulier ; et paradoxalement, ils sont la proie des politiques. Par "les politiques" il faut entendre, ici, tout acteur qui s'adonne à l'activité politique au sens de la conquête et de la conservation du pouvoir, militants comme leaders politiques.
Dès lors il importe de s'interroger sur les mécanismes de protection de ces fonctionnaires pris globalement mais dont proéminent les agents "spéciaux".
Ainsi, serait-il judicieux d'éplucher les mécanismes de protection mis en place afin d'ouvrir des perspectives pour que les voix autorisées puissent s'engager au sauvetage de ce qui reste de la dignité de ces concitoyens.
I - Des mécanismes...
Le droit positif sénégalais confère au fonctionnaire une protection pénale, civile et administrative.
En effet, le fonctionnaire, dans l'exercice de ses fonctions, est formellement mis à l'abri des risques que traîne son activité, sensible par nature du fait, souvent des prérogatives de puissances publiques qu'elle emporte.
Le statut général des fonctionnaires dispose en son article 16 que " les fonctionnaires ont droit, conformément aux règles fixées par le code pénal et les lois spéciales, à une protection contre les menaces, outrages, injures ou diffamations dont ils peuvent être l'objet. L'Administration est tenue, en outre, de les protéger contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont le cas échéant, le préjudice matériel qui en résulte dans tous les cas non prévus par la réglementation sur les pensions". Cette disposition fait l'économie de la protection pénale et civile.
En faisant référence au code pénal et aux lois spéciales, l'article susmentionné donne le pouvoir au législateur de mettre sur pied un cadre légal pénal et civil de protection des fonctionnaires en dehors de l'emprise de l'autorité administrative hiérarchiquement supérieure. En effet, entre autres dispositions du code pénal, la Section IV énumère un nombre important d'infractions en rapport avec la résistance, la désobéissance, la rébellion mais aussi les outrages et violences envers les dépositaires de l'autorité et de la force publique. Ainsi, l'article 196 du code pénal dispose que "l'outrage fait par paroles, gestes, menaces, écrits ou dessins non rendus publics ou encore par envoi d'objets quelconques dans la même intention, et visant tout officier ministériel ou agent dépositaire de la force publique ou tout citoyen chargé d'un ministère de service public, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, sera puni d'un emprisonnement d'un mois à trois mois et d'une amende de 20.000 à 50.000 francs ou de l'une de ces deux peines seulement. "
Aussi faut-il en tirer l'obligation de l'Administration de réparer le préjudice qui pourrait naître des menaces, attaques dont le fonctionnaire fait l'objet dans l'exercice de ses fonctions. Cette protection est d'ordre civil et consiste au versement par l'Administration de dommages et intérêts à l'agent victime. Quid de l'effectivité !
Parallèlement, le fonctionnaire dispose de mécanismes de recours contre l'Administration qui l'emploie. En effet, il peut attaquer en excès de pouvoir et en plein contentieux les actes de son administration qui portent atteinte à ses droits et libertés. En outre, il peut intenter un recours gracieux ou hiérarchique aux fins de diligences des autorités supérieures. Dans ce climat diplomatique de traitement des questions concernant le fonctionnaire, il faut ajouter les garanties que constituent les procédures consultatives et le respect du droit de la défense assumés par le conseil supérieur de la fonction publique, le conseil supérieur de la fonction publique territoriale, les commissions paritaires et les conseils de discipline.
Toutefois, cette panoplie de mécanismes de protection connaît une limite importante qui mérite d'être étalée. Il s'agit de la non prise en compte spécifique de menaces non moins graves en l’occurrence les menaces du fait des acteurs politiques.
II - ...Défaillants
Il faut constater pour le déplorer qu'aujourd'hui, au Sénégal, le fonctionnaire est pris en tenaille entre les autorités politico-administratives et le militantisme politique. En février 2021 j'écrivais dans une contribution intitulée "Que force reste à la loi", prenant en exemple certains fonctionnaires de la justice qui subissaient des attaques les plus infamantes de leur carrière, que " ceux qui ont toujours hué la justice en tant qu’opposants, l’ont applaudi une fois au pouvoir. Hélas c’est devenu une « jurisprudence ». L’instrumentalisation de la justice a deux revers : le pouvoir, de l’intérieur mais aussi l’opposition de l’extérieur par la diabolisation. Mais tous, le pouvoir comme l’opposition y visent une fin politique ; assouvir leur stratégie de lutte. ". Ce constat est le même avec nos forces de défense et de sécurité qui ont toujours eu, et ces dernières années plus particulièrement, au nom de la politique politicienne, à faire objet de toute sorte d'atteinte à leur honneur. Ils sont restés dignes et au service de la loi, pour l'honneur, pour la patrie.
Il faut reconnaître qu'il constitue une menace réelle contre la dignité des fonctionnaires, l'outrance des politiques sur l'administration. En effet, les politiques orientent leurs armes de destruction humaine vers des agents de l'Etat désarmés par une obligation de réserve et un impératif de neutralité, pour atteindre des cibles politiques. Que c'est déloyal et indigne !
Pourtant, en matière pénale, un moyen de preuve requis déloyalement par un dépositaire de la force publique dans le cadre d'une enquête judiciaire est purement et simplement nul devant le juge. Que c'est disproportionné !
Le mal est profond quand, au nom de la politique, des Généraux de corps d'armées, des inspecteurs généraux de police, des administrateurs civils de circonscriptions administratives en charge de police administrative, de hauts magistrats, et des dépositaires de la force publique ou exécutants de missions de service public sont au quotidien traînés dans la boue sans la moindre preuve.
Ces atteintes à la dignité humaine partent des militants aux autorités politico-administratives, de la conquête à la conservation du pouvoir. Le cercle est vicieux et la muette en pâtit.
Pendant la conquête du pouvoir, aux yeux des politiques-ciens, ces petites et grandes muettes sont les corrompues, les vendues, les comploteuses et les indignes en connivence avec les chefs d'Etats et les gouvernements. Pendant la conservation du pouvoir, les appréciations sont tout autres. Mais entre la conquête et la conservation du pouvoir se trouve une période charnière pour les politiques, et infernale pour les agents de l'Etat. Il s'agit des premiers jours d'exercice du pouvoir à la suite d'une alternance où les services loyaux aux autorités politiques sortantes, même s'ils n'ont fait que leur travail sont les premiers à payer le prix des confrontations d'hier. Oui, les opposants triment toujours au Sénégal pour acter l'alternance. Le problème est cependant, nouvelles autorités étatiques qu'ils deviennent, les opposants d'hier demandent loyauté et dévouement à la tâche, aujourd'hui, à l'administration dont ils disposent conformément à la constitution.
Quel paradoxe !
La responsabilité revient dès lors, aux corps, cadres, administrations, ou à l'Etat lui-même, de se porter pleinement garant de la protection des fonctionnaires.
Ainsi, sans aucune prétention d'en donner quelques-unes des meilleures, il urge de mettre en place des mesures d'ordre spécial pour un encadrement adéquat du service public et de ses agents en rapport avec la protection de la dignité humaine.
III - Perspectives réflexives
Il faut d'ores et déjà revoir les pouvoirs des commissions paritaires et des conseils de discipline chapeautés par les conseils supérieurs des fonctions publiques (d'Etat et territoriale) en tant que cadres de participation des fonctionnaires aux actes d'administration et de gestion les concernant (les fonctionnaires). Il nous faut rappeler, à cet effet, la valeur juridique des avis consultatifs des conseils de discipline en matière de sanction disciplinaires de troisième degré. Dans une large gamme de statuts des personnels, ledit avis est obligatoire. C'est-à-dire que l'autorité est obligée de le recueillir mais elle n'est pas obligée de le suivre. À côté de l'avis obligatoire, le droit administratif reconnaît deux autres de portée différente : l'avis facultatif pour lequel l'autorité n'est obligée ni de recueillir ni de suivre et l'avis conforme qui fait obligation à l'autorité de le recueillir et de le suivre.
L'article 60 du Décret n° 2009-490 du 28 mai 2009 fixant les modalités d’application de la loi n° 2009-18 du 9 mars 2009 relative au statut du personnel de la Police nationale dispose ainsi que "le Conseil d’enquête constitue un organisme administratif consultatif dont l’avis doit être recueilli avant le prononcé de certaines sanctions ou mesures administratives graves, susceptibles de porter atteinte à la situation des membres de la police nationale." Sur la nature de cet avis du conseil d'enquête, l'article 61 du même décret renchérit que "l'avis du Conseil d’enquête ne lie pas l’autorité compétente pour prononcer la mesure » ; en fait, il s'agit d'un avis obligatoire. Autrement dit, si le conseil d'enquête demandait à l'autorité de ne pas radier un officier de police, le Président de la République, qui exerce le pouvoir d'administration des fonctionnaires de la hiérarchie A tels que répartis, entre lui et le ministre en charge de la fonction publique, par le décret de 1995 portant délégation de pouvoirs, peut passer outre et radier le mis en cause. Le traitement du fonctionnaire ne peut-il pas être soumis à la procédure consultative conforme ne serait-ce que pour les actes d'administration en rapport avec sa carrière ? Je laisse ma langue au chat.
S'interroger sur les pouvoirs du procureur en matière de dignité du fonctionnaire pourrait tout aussi être envisagé. En effet, le code de procédure pénale nous donne déjà un cas d'école sur le mandat de dépôt systématique pour les infractions présumées, bien motivées par le procureur et qui sont en rapport avec la sûreté de l'Etat. D'aucuns diront que ce n'est pas comparable ou encore, c'est contraire à l'esprit de la réforme judiciaire envisagée par les autorités actuelles consistant à désengorger les prisons. Oui, sans nul doute! Ce n'est qu'une brèche ouverte pour une réflexion approfondie sur la question.
Par ailleurs, la jurisprudence française va jusqu'à protéger le fonctionnaire qui s'adonne à des activités politiques. En effet, le juge garantit une protection à un agent public candidat à une élection locale dès lors que les attaques avaient un lien avec ses fonctions (CE 25 juin 2020).
En tout état de cause, l'administration et l'Etat devraient dès lors penser à mettre en place un arsenal juridique leur permettant d'enclencher, en lieux et places des fonctionnaires, les procédures judiciaires en rapport avec la protection de ceux-ci. En réalité, quand on empêche quelqu'un de se défendre et qu'on veuille qu'il s'abstienne, on le défend. C'est une Maxime élémentaire de chez nous. Nos petites et grandes muettes méritent une protection optimale pour l'intérêt du service public dont l'exécution est par nature sensible et qu'elles assument au nom du peuple et de l'intérêt général.
Ousmane Diène FAYE