Une opération de déminage à haut risque
La décision des nouvelles autorités de suspendre, pour une durée de deux mois, toutes les constructions sur le littoral de Dakar et sa région, prise au mois de mai dernier, semble avoir remis au-devant de la scène la problématique de la prédation foncière. Le gouvernement devra trouver des solutions à la "bombe foncière" qui, d’après l’ancien chef de l’État, constitue l’immense majorité des dossiers et litiges présents sur son bureau. La volonté du régime de Diomaye Faye de réformer ce secteur risque de se heurter à d’immenses obstacles.
La vidéo est rapidement devenue virale sur les réseaux sociaux. Un jeune homme prend la parole avec une détermination palpable et s'adresse aux autorités présentes. Il dévoile les manœuvres orchestrées sur le littoral, révélant les pratiques douteuses et les transactions suspectes qui se déroulent dans cette zone côtière très convoitée. Il promet de fournir toutes les informations nécessaires pour éclairer l'opinion publique sur ce partage inéquitable des terres. Sa démarche vise à mettre en lumière les abus et à promouvoir une gestion plus transparente et équitable des ressources foncières du littoral.
Le jeudi 25 juillet 2024, en compagnie du ministre de l’Urbanisme, des Collectivités territoriales et de l’Aménagement du territoire, Moussa Balla Fofana a effectué des visites le long du littoral nord, notamment dans les communes de Golf Sud, Sam Notaire, Ndiarème Limamoulaye et Wakhinane Nimzatt, dans le département de Guédiawaye, ainsi que Yeumbeul Nord et Malika, dans le département de Keur Massar. Accompagné des maires, des autorités administratives, du directeur général de l'Urbanisme et de l'Architecture, du directeur général de la Construction et de l'Habitat ainsi que des services compétents, le ministre de l’Urbanisme et des Collectivités territoriales, Moussa Balla Fofana, a voulu faire le point sur le Plan d’urbanisme de détail (PUD) qui va de Guédiawaye à Malika.
Le 26 juillet dernier, il a annoncé que l’État prendra les dispositions nécessaires pour apporter des corrections sur plusieurs sites et projets du PUD situés entre les départements de Keur Massar et de Guédiawaye. Le nouveau régime entend également revenir sur l’attribution des terres dans la forêt déclassée de filaos de Guédiawaye, le long de la VDN3. Un site de 826 ha destiné à empêcher l'avancée de la mer ou à la construction d'infrastructures, d'équipements collectifs et de logements, qui a été déclassé à la suite d’un décret signé en avril 2023.
Pour rappel, la prédation foncière a toujours constitué un défi majeur pour les différents régimes qui se sont succédé depuis les indépendances. Malgré le vote de la loi nº64-46 relative au domaine national, qui regroupe toutes les terres non classées dans le domaine public et les divise en quatre catégories : zones urbaines, zones classées, zones des terroirs et zones pionnières, les multiples tentatives de réforme de cette question foncière, les défis liés à l’occupation des sols, l’accaparement des terres et l’immatriculation des sols ont semé les graines d’une crise foncière persistante depuis plusieurs décennies au Sénégal.
Le nouveau régime, qui a décidé en mai dernier de s’attaquer à ce dossier en émettant un arrêté pour suspendre pour deux mois toutes les constructions sur le littoral de Dakar et sa région, a également créé une commission chargée de vérifier la légalité des titres délivrés pour les occupations anciennes et nouvelles du domaine public maritime.
Le gouvernement ‘’en mode déminage’’ dans le dossier brûlant du foncier
La commission de vérification créée par le gouvernement réunit des représentants de différents ministères et de l'Assemblée nationale, de hauts responsables des services de l'État ainsi que des représentants des professions de notaire, architecte, géomètre et avocat. Lors de sa dernière rencontre avec la presse, le 13 juillet, le président avait indiqué qu'il recevrait le rapport de cette commission avant la fin du mois de juillet. On présume que les conclusions de ce rapport pourraient viser à revoir les contrats d’occupation et de bail afin de détecter des irrégularités dans l’attribution des parcelles situées sur la côte.
Cependant, le gouvernement pourrait se retrouver face à un imbroglio, car les promoteurs détenant des autorisations et autres titres administratifs pourraient faire valoir leurs droits devant les tribunaux, ce qui risquerait de contraindre l'État à lever l’indemnisation.
Cette situation a provoqué l’arrêt de plusieurs chantiers, mettant en difficulté de nombreux ouvriers et perturbant le secteur de la construction. De plus, le gouvernement n’a pas encore défini une stratégie claire pour mettre fin à la spéculation foncière qui a conduit à une bétonisation de la côte dakaroise depuis deux décennies.
En effet, il est admis que l’arrêt de chaque chantier de cette envergure entraine un contrecoup économique énorme. Il impacte les travailleurs, les fournisseurs, le petit commerce autour de ces chantiers, le promoteur…
D’ailleurs, selon l’architecte Ibrahima Niang, cette suspension des activités au niveau de la corniche affecte moins les architectes que les ouvriers du bâtiment contraints au chômage technique et surtout les entrepreneurs ayant d'énormes échéances financières à honorer. ‘’De mon point de vue, la plus grande menace pour les promoteurs réside dans les échéances avec les banques, en raison du système de prêt et de différé. Par exemple, un promoteur peut avoir convenu avec une banque que sa construction serait achevée le 1er août 2024 et que le remboursement du prêt différé se ferait une année plus tard, soit le 1er août 2025. Cependant, en raison de cette suspension, des difficultés pourraient apparaître entre les promoteurs et les banques concernant le remboursement des échéances’’, affirme-t-il.
Concernant les architectes, les projets en cours risquent d'être peu impactés, car 65 % des budgets sont déjà engagés ; seuls les nouveaux projets peuvent être affectés, étant donné l'incertitude actuelle.
Pour une solution de sortie de crise, l’architecte suggère de procéder au cas par cas. ‘’L’État pourrait envisager des indemnités pour les promoteurs ayant légalement acquis des autorisations sur le littoral. Tandis que les promoteurs ayant acquis des terrains de manière illégale pourraient se voir retirer leur autorisation de construire et perdre leurs terrains sur la corniche’’, affirme Ibrahima Niang.
Dans la localité de Bambilor, le litige foncier opposant le village de Mbaye au promoteur immobilier Serigne Souhaibou Seck est toujours d’actualité. Les populations dénoncent l’accaparement de leurs terres par un promoteur revendiquant 22 ha dans la zone et en réclamant la possession depuis 2016. Les manifestations des jeunes de Mbaye avaient conduit à des arrestations massives, dont celle de l’adjoint au maire de Bambilor, du chef du village et du maire Ndiagne Diop. Le promoteur immobilier avait révélé qu’il était le détenteur du TFN1975 de Rufisque, appartenant à l’État du Sénégal, une version contestée par les populations. Elles rappellent que le président Abdoulaye Wade avait cédé ces terres aux populations après les avoir expropriées pour cause d’utilité publique, pour un coût de 7 milliards F CFA de la part de l’État.
Une réforme impossible de la loi sur le domaine national ?
Dans le dossier de la cession des terres à Mbour 4 et de la Nouvelle ville de Thiès, le gouvernement d’Ousmane Sonko avait décidé de suspendre toutes les opérations dans ces deux zones. Cette décision fait suite à une visite inopinée du président de la République sur les sites d’extension de Mbour 4 et de la Nouvelle ville de Thiès, au cours de laquelle il avait constaté que l’accaparement des terres avait atteint des niveaux inégalés : 1 904 parcelles pour neuf personnes et 16 186 parcelles attribuées à 34 personnes au détriment des communautés locales telles que Keur Mousseu, a-t-il relevé lors de son entretien avec la presse locale le 13 juillet dernier.
Le président Bassirou Diomaye Faye a décidé d’affecter le foncier de Mbour 4 (Thiès) à des promoteurs immobiliers pour faciliter ‘’l’accès au logement’’, a annoncé le ministre secrétaire général du gouvernement, Ahmadou Alamine Lo, le 13 juin.
Dans une contribution signée Amsatou Sow Sidibé, professeure agrégée des facultés de Droit, publiée dans les colonnes du quotidien ‘’EnQuête’’ le 12 mai 2024, cette dernière exprime des craintes quant à une éventuelle privatisation du domaine national et une distribution inéquitable des terres, avec le risque d’alimenter de graves frustrations et conflits.
Selon l’universitaire, la solution réside dans un dialogue inclusif entre les acteurs (populations, experts, administration, etc.) pour une réforme réfléchie, adaptée aux aspirations de ses destinataires. Elle souligne que des assises sur la question foncière, impliquant tous les acteurs, sont une condition sine qua non.
Le leader du parti mouvement citoyen Convergence des acteurs pour la défense des valeurs républicaines/Car Leneen (Rupture) appelle au maintien du domaine national tout en y apportant des améliorations.
Les rares tentatives de réforme sous l’ère de Macky Sall n’ont pas abouti, malgré les conclusions de la Commission nationale de réforme foncière (CNRF). En 2017, le président avait justifié la non-mise en œuvre de ces conclusions par des manquements qui profiteraient aux prédateurs. ‘’La commission a déposé son rapport le 20 avril 2017, avant d’être dissoute par décret le 16 mai 2017. En mai 2016, j’avais recueilli l’avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese) sur le rapport de la commission, qui demandait à l’État d’appliquer ses conclusions dans le sens où elles renforceraient le système de gouvernance foncière. Ma conviction intime est que si j’avais appliqué les conclusions du rapport de cette commission nationale, en moins de douze mois, il n’existerait plus un seul mètre carré public sur les terres du domaine national, puisque les collectivités territoriales auraient octroyé toutes les terres et nous nous serions retrouvés dans une situation similaire à celle en Afrique australe où toutes les terres sont octroyées à des privés’’, avait-il déclaré lors de la rentrée solennelle des Cours et Tribunaux en 2022.
Mamadou Makhfouse NGOM