Publié le 9 Sep 2024 - 09:30

LA VIE UTILE DE NDUKUR KACC ESSILUWA NDAO

 

De par son caractère imprévisible, la mort brise l’idée d’une existence linéaire ; elle advient avec une radicalité massive qui pulvérise les assises et repères qui ne sont telles que parce que stables. J’ai appris, ce vendredi 6 septembre, avec un cœur dévasté et inconsolable le rappel à Dieu de celui qui aura été un intellectuel courageux et solidement ancré dans les racines africaines. Sans être essentialiste, il portait la tradition africaine dans le cœur et dans l’âme. Il est des êtres qui vivent par la passion et leur commerce ne peut qu’enrichir. Ndukur Ndao est de ceux-là. Je suis effondré en recevant la triste nouvelle de son rappel à Dieu. Comment ne pas l’être si l’on sait qu’il a incontestablement œuvré de manière positive durant son séjour terrestre.

Nourri de sciences et habité par une envie de partager avec grâce ce qu’il a laborieusement amassé, ce brillant esprit n’aurait pas manqué de marquer les gens. Jeune doctorant, j’ai bénéficié de son analyse très lumineuse, en 2017, à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis durant un séjour scientifique inoubliable. C’était lors de la deuxième édition de l’Ecole Doctorale en Sciences Sociales. La formulation première de mon sujet de thèse l’intéressait personnellement. Il s’était investi à m’aider à mieux réorganiser la problématique. Et depuis lors, une amitié de disciple à maitre s’est établie.

La mort de Ndukur Kacc Essiluwa Ndao est une épreuve qui installe le désarroi. En pensant à son silence et son effacement pour toujours, je me vois saisi par l’incompréhension. Sa vie intellectuelle et ses relations sociales ont beaucoup aidé ses contemporains. La compréhension qu’il avait des dynamiques sociales le place au carrefour des disciplines constituées pour finalement vivre en marge des doctrines figées parce que portées par des hommes qui se prenaient pour des saints. C’est cette vie de marge qui l’a placé au croisement des régimes référentiels tels que la culture arabo-musulmane et celle euro-chrétienne sans altérer son authentique africanité. Sur ce registre aussi, il fut humain.

A l’image d’Edgar Morin, il a su investir le complexe comme porteur de sens. Ses lectures critiques des événements et des attitudes des hommes ont jeté les bases de nouvelles pistes théoriques. En étudiant la société sénégalaise dans ce qu’elle a de particulier, Ndukur Ndao ne manquait pas d’interpeller ses concitoyens, ainsi qu’un Socrate dans son Athènes, à revenir sur les fondamentaux. Le clivage entre le discursif et le comportement l’a conduit à comprendre comme Mamoussé Diagne dans Nouvel Horizon du 19 au 25 octobre 2007, que le changement de paradigme est lié à l’émergence de « critères réputationnels davantage liés au spectaculaire et à la réussite matérielle ». Le ndioublang ou dorkatt a plus de visibilité que le gorgorlu qui n’a que sa force pour travailler en vue de subvenir dignement aux besoins vitaux de la famille. Sous ce rapport, l’ancrage socio-culturel devient une dimension non négligeable pour la compréhension, et partant la justification, d’une posture intellectuelle.

Notre société fait peu de cas aux génies, aux talentueux et aux excellents. Cela témoigne d’une secrète envie de les tuer dans l’œuf pour maintenir le nivellement par le bas. C’est désastreux. Dans un texte au titre fort évocateur, ‘’Une société tueuse de génie’’, Ndukur Ndao souligne sans faux-fuyant : « Les sociétés modernes chantent, protègent et [exaltent] leurs génies pour faire face aux défis complexes et rapides des révolutions scientifiques et technologiques. La nôtre semble faire l'option de la valorisation généralisée de la médiocrité. Les tensions profondes qui se jouent dans les pulsions de notre société ont fini d'immobiliser nos administrations, nos écoles, nos universités, nos structures familiales ». Il propose une piste de solution en ces termes : « Il nous faut interroger sérieusement cette mentalité nationale qui se ligue au quotidien contre ses intelligences au profit des sombres esprits ».

L’ancrage socio-culturel est une dimension non négligeable pour la compréhension, et partant la justification, d’une posture intellectuelle. C’est tout le sens de son invite. Oui, il invitait notre société à faire son autocritique afin d’asseoir un régime décomplexé du narratif qui accompagne les jeunes dans leur entrée dans le monde qui s’offre sous le signe de la compénétration des cultures. Il nous a appris, de par sa posture courageuse qu’un intellectuel ne choisit pas son combat, tout au contraire, il est appelé par sa conscience qui refuse de vivre dans l’indifférence face à l’arbitraire. Et notre pays vit dans une injustice sociale. Notons que sur le plan de la distribution des valeurs, une minorité détenant les moyens de production va se réserver la large part. Cette minorité s’occupe plus du gain et de la perte que du bien-être des exploités. A la suite de l’approche critique de Towa de Nkrumah et de Cabral, Ndukur Ndao, dans le sillage de Sembene Ousmane, a constaté le divorce entre les masses sociales et une élite installée par l’Occident pour perpétuer ce qui est convenu d’appeler le néocolonialisme.

En homme de refus de l’arbitraire et du mimétisme, Ndukur Ndao s’est délibérément installé dans les marges non par atavisme, mais pour mieux voir et comprendre les jeux des acteurs sociaux. Il ne cessait de faire référence à Sémou Pathé Gueye dont la vie, de par le sens de l’humain qu’il porta comme projet politique, doit être enseignée à la jeune génération. Ce refus d’être assigné est une voie pour les âmes fortes. C’est ce que savait bien Antigone qui refusa obstinément le deal proposé par son oncle, Créon. Le serment de la Garde de nuit dans Game of Thrones signe et jure avec l’analyse que Bourdieu fait du rite qui n’est tel que parce qu’il consacre ; cet acte de consécration trace une ligne dont le franchissement installe dans la marge qui a pour autre nom : la marginalité.

L’homme qui fait l’épreuve des choix et engagements opère un tri dans les possibles qui s’offrent à lui parfois même au risque de sa vie. Ainsi, pouvons-nous dire qu’un idéal peut être visé par l’humain et qui y consacre tout son être. En effet, dans un monde de brouillage des repères et d’une certaine perte de sens, il urge de produire des discours qui ré-enchantent. Ndukur Ndao a saisi cela mieux que beaucoup de ses contemporains. En homme de gauche solidement outillé pour avoir été au front durant les crises convulsives de la société avec des batailles politiques, il a toujours en tête cette thèse de Kwame Nkrumah selon laquelle : « les révolutions sont le fait d’hommes, d’hommes qui pensent en hommes d’action et agissent en hommes de pensée ». En homme de gauche, il partage l’idée selon laquelle, un projet ne devient efficace que s’il est approprié par les mases. C’est une raison de sa présence remarquée sur les réseaux sociaux qu’il a fini par faire le prolongement des amphithéâtres et des salles de colloques. Sa stratégie est de créer des débats pour construire un cadre de dialogue et d’échange dans lequel la compréhension mutuelle est de mise. En fait, le motif de la praxis radicale se trouve dans l’agir par conviction. Ndukur Ndao décline sa pensée critique en indiquant que le monde se comprend par une synthèse de la théorie et de la pratique.

Il vivait de ses contradictions et n’avait pas en horreur les avis qui contredisent les siens. Sauf qu’à lire les commentaires sous ses posts, il était quelqu’un qui ne transigeait nullement avec sa liberté d’analyse. L’homme était courtois, jovial et fécond. Des analyses qui pouvaient déranger, des postures et positions théoriques qui avaient la force d’indisposer les bien-pensants. Voici ce qu’il dit de l’intellectuel : « C'est aussi un acteur qui n'a pas peur d'être contrarié et qui assume ses postures analytiques. L'intellectuel, c'est cet acteur honnête avec lui-même et qui accepte de se tromper et de se rectifier au besoin. C'est cette posture épistémologique et épistémique qui lui assure de la crédibilité morale et éthique ». Le trait distinctif de l’homme qu’il fut est l’humilité. Se tromper d’approche analytique et revenir pour le reconnaitre n’est pas le fort de certains qui croient écrire sur de l’airain.

Avec lui et à travers lui, vouloir concevoir le sujet pensant comme un être d’une indétermination absolue, c’est ignorer ou occulter sciemment tout ce que la culture offre comme matière à réflexion après avoir moulé le sujet dans son projet. Républicain, il l’était jusqu’au bout des ongles. Son souci de mettre au-devant les minorités culturelles en témoigne. Audacieux, il l’était. C’est au cœur de la Casamance qu’il appelle, en sa qualité de Sérère-roi, ses « sujets » Diolas à taire les armes de la folie qui n’enfantent que peine, désolation et ressentiment. Cette attitude qui frise le défi le familiarise avec la mort. En vérité, Ndukur Ndao s’est sincèrement investi pour une sortie de crise dans ce coin de terre qu’il pourrait considérer comme le plus beau de la planète. Une république est sacrée ; ses enfants doivent vivre dans l’unisson et la concorde. Dans le triptyque de la devise de la république sénégalaise, l’élément qui colle le mieux à son idéal est : la foi. Cette foi inébranlable en l’avenir d’un Sénégal prospère fut le suc de sa vie terrestre.

Sa grande propension au partage fait de lui un passeur devant l’Eternel. Une générosité intellectuelle l’amenant à s’effacer pour accompagner les autres dans leur brillance. Cela pour avoir compris que le décentrement de soi est une bonne perspective pour l’intellectuel qui souhaite bénéficier des apports positifs et fécondant des intelligences autres. Ainsi, n’avait-il jamais cherché à s’inscrire dans l’exclusive d’un point de vue.

Des témoignages ont fusé de partout pour saluer la mémoire du professeur et louer les qualités de l’homme. Des hommages posthumes, il y en aura toujours tant qu’une certaine pudeur retienne la plume pour célébrer les hommes de leur vivant. Pour ma part, je salue dans cet élan de témoignage consacré à Ndukur Ndao la mémoire de Alioune Ndiaye et de celle de Momar-Coumba Diop, récemment arrachés à notre affection. Je viens de comprendre ce propos de Jean-Didier Urbain qui dit justement : « Parler de la mort est toujours un défi au réel, une tentative d’objectivation du rien ». Que vaut cette vie si précaire et fragile ? cette question qui, loin d’être anodine, recèle toute la trame d’une existence humaine flottante et mal vissée sur du solide. Nous passons ! Cela réconforte. Car personne ne demeurera.

Le philosophe Ousseynou Kane, dans un texte saluant la mémoire de Oumar Diagne, souligne : « En vérité nous sommes une communauté d’esprits et chaque fois que l’un d’entre nous meurt c’est à l’évidence une partie de l’esprit qui s’en va. Mais à supposer que l’âme ne soit pas immortelle, l’esprit lui-même ne meurt jamais ». Professeur Ndukur Kacc Essiluwa Ndao, homme de terrain et véritable aimant de la Casamance, cette terre habitée par des humains, vous avez fait promptement le Grand Saut. Puisse votre sommeil être paisible dans le Royaume des Mânes.

Dr Ibou Dramé SYLLA

Professeur de Philosophie & écrivain

xadkor@gmail.com

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