‘’La littérature représente le monde entier’’
Abdoulaye Racine Senghor, homme de culture émérite, est une figure incontournable dans le domaine des lettres. Pour la première fois, il parle de lui-même. Dans cette interview, il partage des moments de son enfance, dispense un enseignement magistral sur la littérature et partage la création de la Maison de la Culture qu'il a patiemment érigée.
Abdoulaye Racine Senghor, le nom est connu. Mais au-delà du vécu professionnel, on n’en sait pas beaucoup sur vous. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous ?
Né à Sokone, dans cette très belle région du Sine-Saloum, j’ai grandi à Foundiougne, Kaolack et Dakar. J’ai eu une enfance heureuse, entouré de mes amis, de mes camarades, de mes parents et de ma famille élargie. C'était une enfance studieuse, remplie de loisirs variés qui nous ont permis de nous familiariser avec de nombreuses choses, d'apprécier la nature, les êtres humains et les différentes espèces, tout en comprenant la magnificence du monde qui nous entoure. Nous avons été éduqués par des personnes rigoureuses qui nous ont inculqué le sens de la communauté, des valeurs et le respect. Elles nous ont également enseigné la persévérance, nous encourageant à ne pas abandonner, en nous faisant comprendre que la vie est faite de hauts et de bas.
J'ai suivi des études normales, brillantes et j'ai réussi à terminer mes études en un temps record. À l'âge de 22 ans, j'étais déjà professeur certifié, ce qui m'a énormément servi.
Entre Kaolack, Dakar et Foundiougne, votre cœur semble plus pencher pour cette dernière ville. Qu’est-ce qui vous attire dans la ville de Laga Ndong ?
Foundiougne occupe une place importante dans ma vie, mais ce n'est pas toute ma vie. J’y ai passé une partie de mon enfance. Il y a aussi Kaolack, Sokone, Thiès. Foundiougne en particulier, c'est un petit paradis. Nous avons le plus magnifique des plans d'eau, surplombé par un majestueux pont. Ce dont je me souviens le plus, c'est cette enfance dont vous parlez : l'école, mes amis, mes camarades. J'apprécie le cadre, la simplicité, la spontanéité des habitants, leur sens de la solidarité ainsi que leur attachement profond pour les eaux et la terre. Ce sont des gens de la terre et de la mer à la fois, et cette combinaison donne un caractère très spécial. Foundiougne fait partie du vaste delta du Saloum, l'une des plus belles baies du monde, qu'il faut absolument visiter. Nous avons l'un des plus grands parcs, le parc de Fathala, où l'on peut se promener parmi les lions, ce qui est très rare. C'est une zone qui mêle la mer, le sel et la forêt où les activités sont variées (pêche, agriculture, élevage…).
En tant qu'enseignant en littérature, qu'est-ce qui explique votre attachement à ce domaine ?
J'ai opté pour les lettres, bien que j'aurais pu devenir professeur de mathématiques ou d'histoire-géographie, entre autres. J'étais un bon élève et j’aurais pu choisir n'importe quelle voie. J'ai choisi les lettres parce que j'y suis profondément attaché, même si ce n'était pas le chemin le plus simple. En plus d'enseigner le français, j'enseigne la littérature en langue française ainsi que la littérature d'auteurs étrangers traduite en français. C'est là l'essence du métier de professeur de lettres. Pour moi, la littérature représente le monde entier. Elle est l'essence même de toutes choses, un voyage continu à travers des peuples aussi divers les uns que les autres (...).
Je suis également un défenseur des langues nationales. J'ai traduit des œuvres majeures dans nos langues nationales telles que le livre de Wilfried N’Sondé que j'ai fait traduire en sérère, ainsi que d'autres livres en wolof. La traduction représente pour moi le langage universel.
Avez-vous une préférence parmi les jeunes auteurs sénégalais ?
Je les aime tous et je les encourage. Il y a de bonnes graines qui poussent et je m'efforce de les encourager. Ils se battent bien. Il y a du bon, du moins bon, du très bon, etc. C’est normal. Avec les anciens aussi, il y avait du bon, du moins bon, du très bon. Il n'y a rien de nouveau sous nos cieux. Des jeunes s'évertuent à écrire et sont publiés. Il y en a même un qui a remporté le prix Goncourt ; il est très jeune. Il a commencé à écrire à l'âge de 24 ans, avec la publication de son premier livre ‘’La Cale’’. De grands auteurs étaient également très jeunes. Senghor a écrit à l'âge de 25-26 ans. Cheikh Hamidou Kane n'avait que 29 ans, lorsqu'il a écrit "L'aventure ambiguë", un des plus grands romans africains. Césaire a écrit "Cahier du retour au pays natal" à 25 ans et "La Tragédie du Roi Christophe". Les écrivains ont commencé tous à écrire plus jeunes.
Les jeunes apprennent, c’est normal. Ils font des erreurs, on les corrige, ils s’améliorent. Il y en a qui ont du succès tout de suite - ce qui peut être dangereux - et d’autres qui, petit à petit, se font un nom. L'important est que tous ceux qui ont un don pour l'écriture puissent l'exercer et être publiés. Il n’y aura jamais assez d’auteurs. Ce qui est mauvais, c’est qu'il y ait des gens qui se forment à écrire alors qu’ils ne seront pas des écrivains.
Qu’est-ce qu’un bon livre ?
Comme vous le savez, il y a différents genres, dans la littérature. Il y a le roman, la poésie, la nouvelle, le théâtre, le conte, l'épopée. On ne peut pas donner la définition d'un livre alors qu’il y a six genres différents.
Une œuvre littéraire, c’est une œuvre qui possède des qualités littéraires. Ses qualités résident dans la langue, l’outil par lequel on s’exprime. La deuxième chose, c’est l’originalité de l’auteur qui le distingue des autres auteurs. Et ça, c’est le style, la manière. Pour moi, un auteur doit offrir quelque chose qui ne soit pas plat, qui soit profond. La profondeur de la pensée, du message doit également se retrouver dans une œuvre littéraire.
Si c’est une œuvre de création romanesque, il faut la cohérence de l’ensemble des éléments, le souci, quand on écrit, d'être créatif. C’est ainsi. Parce que les auteurs évoluent. Quand vous lisez les œuvres de grands auteurs français, vous pouvez constater ce que l’on peut appeler des strates de l’évolution de leur écriture. Parce que d’un art à l’autre, ils changent. Parce qu’ils mûrissent. Tant qu’il y a la vie, il y a encore des processus d’accomplissement possibles qu’on doit suivre. Je disais tout à l’heure que la vie est un apprentissage continu.
Pourquoi avez-vous mis en place la Maison de la Culture et de la Francophonie, et quel est l'objectif derrière cet espace ?
D’abord, je suis né dans une bibliothèque. Mon père était un grand lecteur. Nous avons tous grandi entourés de livres. J’ai fait des études classiques au lycée (section classique français-latin-grec). J’ai commencé à apprendre les langues à partir de la 4e. Chacun de mes frères et sœurs avait une langue différente pour que nous puissions partager. Pour ma part, j'ai appris l'espagnol, ma sœur a appris l'allemand et un autre a appris le russe. Nous comprenons ces langues. Étant né dans une telle famille, je m’intéresse à tout ce qui est livre et culture. C’est un héritage. Mais je l’ai aussi développé avec l’école. Mes maîtres et professeurs ont beaucoup joué pour que j'aille plus loin. C’est peut-être cela qui m’a amené à créer cette maison.
J’ai construit cette maison, il faut aussi qu’elle serve à quelque chose. Personnellement, j’ai des milliers de livres. J’en ai plus que beaucoup de bibliothèques ici.
Quand vous venez chez moi à Dakar, c’est plein. À la maison à Kaolack, c’est plein de livres. Ici (à Foundiougne), j'avais dû en évacuer une partie. Donc, ce sont des livres et une maison qui n'auraient servi à rien. J’ai décidé de partager avec les gens. Et le jour où j’ai commencé à amener des livres, les gens ont commencé à en offrir au centre. Nous avons reçu 15 cartons envoyés par l’association de l’Ordre des palmes académiques français, dont je suis membre. Les éditeurs sénégalais, qui sont tous des amis, ont également apporté des livres une fois qu'ils ont appris que j’ai créé ce centre. J’ai créé cela pour encourager la lecture, mais l’idée ce n’est pas seulement qu’il y ait des livres, mais que ce soit un centre où l’on puisse animer avec diverses activités. Et je veux que cela soit l'affaire des enfants. J’aime bien qu’ils s’intéressent à cela.
J’organise régulièrement des rencontres avec des écrivains. Mbougar, Felwine Sarr, Elgas, Sami Tchak sont passés ici. Ils reviendront pour parler de leurs œuvres. Les professeurs y organisent aussi des cours. Et la veille des examens, ils y organisent des conférences sur les programmes. C’est ouvert aux ‘’daara’’ aussi. Il y a des maîtres coraniques et des talibés qui viennent ici (il y a une partie où il y a des livres religieux). Je le considère comme un endroit ouvert. Mes étudiants de Saint-Louis vont arriver ici (bientôt) pour faire la collecte d'objets de patrimoine. Ils apprennent les métiers du patrimoine. Ils vont séjourner ici grâce à la Direction du Patrimoine du ministère de la Culture. Ils vont rester ici deux ou trois mois pour faire ces collectes-là, selon les normes scientifiques. Les écuelles, les gourdes, les marmites traditionnelles, le mortier et le pilon, les outils que les gens utilisent pour l’agriculture, etc. Beaucoup de ces objets ont tendance à disparaître parce qu’on les modernise. Et petit à petit, on les perd. Je veux créer ici une sorte de musée écologique où l’on récupère tous ces objets. Puis on leur fait des cartels, on aménage un espace à cet effet. Il y a un professeur d’éducation artistique qui est très doué pour faire des cartels. Cela fait partie de la collecte, de la conservation et de la valorisation du patrimoine.
La maison fait 20 m sur 24. C’est spacieux. Nous allons travailler à construire un étage. La première chose qui sera installée sera une salle polyvalente (musée, scénographie). Nous aurons de nombreuses expositions.
En dehors de la lecture, comment occupez-vous votre temps libre ?
Je suis tout d'abord un sportif. Je pratique beaucoup de sport. J'ai joué au football à un niveau élevé. J'ai également pratiqué le handball au niveau international. J'aime lire. Lorsque je voyage, je travaille beaucoup dans les avions. Sur les vols de nuit, je dors, tandis que sur les vols de jour, je travaille. C'est une question d'organisation du temps. J'ai aussi des loisirs. J'aime aller à la plage, j'adore la musique et je joue de la guitare. Dans ma génération, nous avons appris à faire un peu de tout, comme grimper aux arbres, pêcher, faire des concours de natation et jouer au ping-pong, car nous n'étions pas accaparés par les téléphones portables et l'Internet.
BABACAR SY SEYE