La désillusion nationale
Partie pour être le plus grand projet énergétique jamais réalisé entièrement par des Sénégalais, la belle histoire de la West African Energy (WAE) s'achève en queue de poisson et met une douche froide aux espérances d'une véritable success story 100 % sénégalaise.
C'était trop beau pour être vrai. Pour une des rares fois, un projet de si grande envergure a été pensé, conçu, développé et mis en œuvre essentiellement par des Sénégalais. D'ailleurs, il y a quelques mois, lors d'une visite de chantiers pour faire les derniers réglages avant l'allumage qui était prévu au mois d'octobre, le directeur général de la Senelec, Papa Toby Gaye, se réjouissait en ces termes : “C'est un projet innovant pour plusieurs raisons. Du début à la fin pour ce projet, de l'appel d'offres au financement, il n'y a pas une seule activité qui n'ait pas été faite avec les gens de Senelec. Pour tous les autres IPP, pour l'essentiel en tout cas, ce sont des investisseurs étrangers qui viennent, qui construisent leur projet et signent des contrats avec Senelec qui est simplement acheteur.”
L'autre grande innovation, selon le directeur général de la Senelec, c'est que c'est un projet qui a été entièrement porté par des investisseurs locaux. “Ce sont des investisseurs sénégalais qui ont fait toutes les démarches nécessaires pour apporter le financement, en s'associant avec la Senelec qui est le bras technique. On a su démontrer, qu'en associant nos synergies, on peut, en interne, construire et développer un projet et je pense que ça fera tache d'huile”, s'est réjoui M. Gaye, qui rappelait que depuis 1998, la Senelec fait dans la production indépendante, avec des producteurs indépendants pour la plupart étrangers. Pour la nouvelle centrale construite au Cap des biches, la Senelec est actionnaire avec d'autres investisseurs sénégalais. La Société nationale d'électricité détient, en effet, 15% des actions de la West African Energy.
Rôle de Samuel Sarr et des autres actionnaires
Ancien directeur général de la Senelec sous Wade, ancien ministre chargé de l'Energie, également sous Wade, Samuel Sarr est présenté comme le principal artisan de ce projet énergétique, l'un des plus grands entièrement portés par des investisseurs sénégalais. Il détenait 12 % des actions de la WAE. Il a su convaincre des investisseurs locaux comme Arona Dia - actionnaire majoritaire avec 33 %. Les 40 % qui restent sont répartis entre l'industriel Abdoulaye Dia de Senico, le plus grand importateur de riz Moustapha Ndiaye et Locafrique de Khadim Ba. Lors de la cérémonie de lancement de la mise en service, il y a trois mois, Malick Niass, présenté comme le directeur technique, revenait sur le rôle joué par les nationaux, mais surtout par Samuel Sarr dans la mise en œuvre de ce projet. Il disait : “Ce projet a la particularité d'être développé et financé, par des promoteurs sénégalais. Non seulement c'est la centrale la plus importante du Sénégal et de la sous-région, mais c'est la première qui a été développée entièrement par des promoteurs sénégalais. Locafrique Investment, Afrinvest géré par M. Sarr qui a vraiment conçu, développé, leadé ce projet de A à Z.’’ Monsieur Niass de souligner : “Et je tiens vraiment à insister là-dessus. Si on est là aujourd'hui, c'est grâce à lui (Samuel Sarr). Certes, on travaille avec lui, mais c'est lui le driver.” Parmi les actionnaires, informait-il, il y a aussi Citaf d’Abdoulaye Dia, Sahel Investment d’Arona Dia, Moustapha Ndiaye et la Senelec. Cette dernière, soulignait-il, joue également un rôle très important. “Non seulement parce qu'elle est actionnaire à 15 %, mais elle nous supporte aussi sur la partie technique. La Senelec est également acheteuse exclusive. Et, à terme, ils vont nous fournir en gaz”, renseignait M. Niass.
Ils ont pu mobiliser le financement estimé à 430 millions d'euros, soit environ 283 milliards F CFA.
Financé et porté par des nationaux, le projet a tout de même nécessité de contracter avec des partenaires parmi les meilleurs dans le monde. Notamment Calik Energy et l'Américain General Electric. Pour ce qui est des partenaires financiers, on cite AFC basée au Nigeria, Afreximbank basée en Égypte, ICD (Djeddah), mais aussi de Coris Bank. Sur les 1 200 employés que comptait l'entreprise lors du lancement de la mise en service, 65 à 70 % sont des locaux. “L'objectif, dans ce projet, était d'avoir le maximum de Sénégalais. Contractuellement, on a signé avec Calik que plus de 40 % pour les postes qualifiants doivent être constitués de Sénégalais et 100 % pour tous les postes non qualifiants”.
Grâce à ces compétences, le projet a réalisé des performances très rares dans le domaine. “Nous avons eu une performance remarquable. Entre la date de signature du PPA et le démarrage du cycle simple qui est imminent (c'était au mois d'aout), on a à peu près quatre ans et demi. Des projets comme ça se développent au minimum sur cinq, voire dix ans. Si tout se passe bien, début d'année prochaine, on va faire la réception du cycle combiné qui marque la fin des travaux et le début de l'exploitation. Pour le cycle simple, c'est déjà prêt au démarrage.”
À terme, cette centrale va jouer un rôle majeur dans la stratégie Gas to Power ; elle va contribuer à baisser de 40 % les couts de production de la Senelec, d'anticiper l'augmentation de la demande d'électricité, de rendre possible l'objectif de l'accès universel à l'électricité. “Le plus difficile, dans ce genre de projet, disait Malick Niass, a été de mobiliser le financement, soit 283 milliards. Nous remercions les actionnaires comme Arona Dia, Moustapha Ndiaye, Abdoulaye Dia Senico et Khadim Ba qui nous ont fait confiance. C'est eux qui ont mis leurs sous pour nous permettre de mobiliser plus de 283 milliards F CFA”.
Au début, ils étaient nombreux à être très sceptiques. Mais avec l'appui de l'État sous Macky Sall, ces Sénégalais ont pu relever l'énorme défi. Alors que la mise en service de la turbine n°2 devait avoir lieu depuis octobre, que la turbine n°1 est annoncée en début 2025, les problèmes ont surgi de nulle part entre les actionnaires. A l'origine, des soupçons graves de fraudes sur la personne du directeur général et promoteur du projet Samuel Sarr qui a été arrêté et placé sous mandat de dépôt en fin novembre 2024, pour abus de biens sociaux.
Dernièrement, le juge d'instruction du 2e cabinet au TGI de Dakar avait pris un certain nombre de mesures, dans le but d'élucider cette affaire. La première a été de désigner un expert-comptable avec des missions clairement établies. Il est chargé d'analyser les flux financiers internes de l'entreprise, de vérifier les rapports d'audits, de contrôler la conformité des procédures, de situer les responsabilités, d'examiner les conventions et flux financiers, de recenser et de suivre les flux financiers, d'identifier les anomalies, entre autres missions. L'expert a 30 jours, à compter de la réception des documents nécessaires à l'accomplissement de sa mission, pour présenter ses conclusions.
Les griefs contre Samuel Sarr
L'expert va aller plus en profondeur sur les malversations qui ont été révélées par un audit du cabinet Mazar sur la gestion de Samuel Sarr. À savoir : un transfert de trois milliards neuf cent onze millions quatre cent quatre-vingt-dix-neuf mille quatre cent trente-deux francs CFA vers la société Afrinvest SAU, contrôlée par Samuel Sarr ; des paiements cumulés de neuf cent soixante-dix millions de francs CFA et neuf cent quarante millions de francs CFA à des tiers, sans justificatifs probants, ainsi que des prélèvements en numéraires pour des montants substantiels.
Dans le cadre des investigations qui ont été menées, il a aussi été découvert “des conventions conclues par West African Energy avec des partenaires commerciaux tels que Ndar Energy et Calik Enerji Swiss AG, dont les modalités d'exécution et les flux financiers associés présentent des irrégularités nécessitant un examen approfondi et d'autres types d'anomalies.
Suffisant pour justifier l'inculpation du gérant en attendant la suite de l'affaire. “Attendu que les flux financiers identifiés incluent des montants considérables ayant transité par des circuits nationaux et internationaux, avec des bénéficiaires finaux encore non identifiés, soulevant des interrogations sur leur conformité à l'objet social de la société et aux obligations légales de transparence et de gouvernance”, le juge a jugé nécessaire de désigner un expert indépendant pour éclairer les zones d'ombre.