Le grand remaniement judiciaire soulève des questions
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a procédé, le 9 août 2024, à un vaste remaniement au sein de la justice sénégalaise, marqué par la réaffectation de plusieurs figures emblématiques du pouvoir Judiciaire. Parmi les décisions notables, le juge Oumar Maham Diallo, ancien doyen des juges d'instruction au tribunal de grande instance hors classe de Dakar, a été transféré à Tambacounda en tant que président de chambre à la Cour d'appel. Il est remplacé à Dakar par Abdoul Aziz Diallo.
Oumar Maham Diallo et d'autres magistrats affectés étaient perçus comme des figures controversées sous le régime de l'ancien président Macky Sall. Ils ont été au cœur de dossiers judiciaires sensibles qui ont exacerbé les tensions politiques entre 2021 et 2024, lors de la répression des opposants, activistes et citoyens ordinaires. Leurs décisions, souvent critiquées pour leur partialité, ont contribué à alimenter la méfiance à l'égard de l'institution judiciaire.
Leur transfert à Tambacounda, bien que perçu par certains comme une sanction déguisée, n'affecte pas formellement leur carrière ni leur avancement, selon Amadou Ba, membre du Pastef et député. Sur sa page Facebook, le parlementaire a souligné que ces magistrats sont affectés à des fonctions correspondant à leur grade et que le plus important est de "panser les blessures, apaiser les cœurs et ériger notre système judiciaire en modèle pour l'Afrique".
Une sanction déguisée ou une réorganisation nécessaire ?
Le transfert de ces magistrats à Tambacounda soulève toutefois des interrogations. Certains observateurs y voient une sanction déguisée, liée à leur rôle dans l'affaire Ousmane Sonko, l'une des plus médiatisées et controversées de ces dernières années. Oumar Maham Diallo, en particulier, avait ordonné le placement de Sonko sous mandat de dépôt, déclenchant ainsi une série d'événements qui ont mené à l'incarcération de l'opposant politique le 31 juillet 2023.
Sonko, leader du Pastef, n'avait pas hésité à critiquer ouvertement ce magistrat, le qualifiant d'’’adversaire politique’’ et d'’’instrument de la répression du régime de Macky Sall’’. L’actuel Premier ministre avait dénoncé une justice ‘’instrumentalisée et politiquement orientée’’, citant Oumar Maham Diallo comme un exemple de cette dérive.
Outre Diallo, Mamadou Seck, ancien juge au tribunal de grande instance hors classe de Dakar, a été affecté dans la même région comme avocat général près la Cour d'appel. Seck, connu pour avoir placé de nombreux militants du Pastef sous mandat de dépôt, avait été récusé par Sonko lors de son procès pour viol. Bien qu’il ait finalement décidé de se retirer pour "convenances personnelles", Sonko l'avait décrit comme un juge "réputé faible et non indépendant".
Abdou Karim Diop, ancien procureur de la République à Dakar, a également été affecté à Tambacounda en tant qu'avocat général près la Cour d'appel. C'est lui qui, lors d'une conférence de presse le 29 juillet, avait détaillé les lourds chefs d'accusation retenus contre Ousmane Sonko, dont l’"appel à l’insurrection" et l’"atteinte à la sûreté de l’État".
Une réorganisation sous le signe de la méfiance
Ces mutations interviennent à un moment où la confiance dans le système judiciaire est fragile, alerte le parti de l'Alliance pour la République (APR) qui a exprimé ses réserves quant aux changements en cours, s'interrogeant sur les motivations derrière ces réaffectations.
Dans un communiqué, le parti a souligné que la justice pourrait devenir "une arme de distraction et de destruction massive contre l'opposition", avertissant que cela pourrait inéluctablement entraîner des tensions sociales.
Les critiques fusent également sur les méthodes de nomination des magistrats. Les ‘’apéristes’’ trouvent ‘’surprenant’’ que l’on procède à des enquêtes pour nommer aux fonctions dans un corps dont les dossiers sont tenus à la Direction des services judiciaires (DSJ). Selon eux, une reddition des comptes objective et équitable doit se fonder exclusivement sur des rapports des corps de contrôle et non sur des audits orientés pour traquer des opposants.
Alors que le système judiciaire sénégalais traverse une période de réorganisation profonde, les récentes décisions du CSM montrent que les cicatrices laissées par les tensions politiques des dernières années sont loin d'être guéries. Le transfert des magistrats vers Tambacounda ne marque peut-être pas la fin de la polémique, mais plutôt le début d'une nouvelle phase dans l'évolution de la justice sénégalaise.