Publié le 10 Jun 2015 - 01:17
ABSENCE DE STATUT, RECRUTEMENT SANS EPREUVES ECRITES…

Quand l’État perd son cerveau 

 

En vue de promouvoir l’efficacité de l’administration, le premier président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, créa en 1968 le Bureau organisation et méthodes (BOM). Une structure créée sur le modèle américain, l’‘’Office of Management and Budget‘’ (OMB), qui existe à la Maison Blanche depuis 1921. Le président Senghor s'en est inspiré pour réformer l’Administration publique sénégalaise. Un ‘’joyau‘’ qu’il chouchoutait, d’après le premier Directeur général du BOM, Moustapha Fall. La structure a changé de nom en 1991, puisque le président Abdou Diouf l’a transformée en Délégation au management public (DMP). En 2008, le président Abdoulaye Wade modifia à son tour le BOM, en la nommant Délégation à la réforme de l'Etat et à l'assistance technique (DREAT). Son successeur, Macky Sall, après l’avoir assimilée à une agence d’exécution de catégorie 1, décide d’en faire une Délégation générale à la réforme de l'Etat et à l'assistance technique (DGREAT). Il ressuscite ensuite le BOM, le 4 septembre 2013, en lui assignant une mission d’organisme-conseil. Les nombreux changements opérés au BOM, de Senghor à Sall, feront malheureusement perdre à la structure  sa quintessence, selon des observateurs. Jadis creuset de talents et d’experts dans tous les secteurs de l’Administration, le BOM ressuscité n’est que l’ombre de lui-même. Recrutement des candidats sans examen écrit et manque d’emprise sur les décisions étatiques font partie de ses maux. ‘’EnQuête’’ s’est immiscé  dans cette structure qui, non seulement n’attire plus les cadres, mais tarde encore à avoir un statut.

 

En décembre 1967, le gouvernement du Sénégal adresse une requête au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour obtenir son aide, en vue de la création du Bureau organisation et méthodes (BOM). C’est ainsi  que le BOM a été créé le 6 mars 1968, avec l’assistance du PNUD, qui commença effectivement ses activités en juillet 1968, renseigne Aminata Sakho, ancienne conseillère en organisation, actuelle Directrice de cabinet de la présidente de l’Office national de lutte contre la corruption (OFNAC).

Le BOM a été rattaché au secrétariat général de la présidence de la République pour conseiller le chef de l’Etat et les membres du gouvernement. Cette création se justifiait par ‘’la nécessité de bâtir une Administration bien organisée et performante, capable de jouer un rôle déterminant dans le processus de construction nationale‘’, rappelle Mme Sakho. Le BOM était soutenu par le chef de l’Etat, dans l’exercice de sa mission. Sa vocation originelle fut définie par les textes suivants : la circulaire n°86/PR du 1er octobre 1968, selon laquelle ‘’le BOM est habilité à entreprendre toutes les études de réorganisation des administrations publiques et des établissements publics…’’ ; le décret n°70-231 du 26 février 1970 (article 15), selon lequel ‘’le BOM est chargé de l’étude de toutes les questions se rapportant à l’organisation et à la gestion des services de l’Administration, ainsi que des établissements publics’’ ; puis le décret n°73-751 du 8 août 1973 (article 3), qui stipule que les conseillers en organisation, par leurs fonctions de conception et de conseil, assistent le président de la République, le Premier ministre et les ministres.

Quand Diouf changea l’œuvre de son maître

Les conseillers sont chargés notamment d’assister le gouvernement dans sa politique d’organisation et de gestion, de procéder à l’étude de toutes les questions se rapportant à l’organisation et à la gestion des services de l’Administration et des établissements publics, et de contribuer à l’application des mesures arrêtées par le gouvernement dans ce domaine et d’en suivre l’exécution. Cette mission sera élargie en 1975, avec la spécialisation du BOM dans la fonction de conseil en management, avec un champ d’action couvrant les problèmes de développement.

En 1992, le BOM change de dénomination pour devenir la Délégation au management public (DMP), qui est rattachée au secrétariat général du gouvernement, puis, en 1995, au ministère de la Modernisation de l’Etat, qui venait d’être créé. Ses attributions sont définies par le décret n° 92-658 du 15 avril 1992. Un acte posé par Abdou Diouf, qui avait irrité le premier chef du BOM, Moustapha Fall, qui dit n’avoir pas hésité à le lui faire comprendre. ‘’Quand Abdou Diouf m’a reçu au début des années 90, je lui ai dit que si Senghor était encore président de la République, on n’allait jamais changer le BOM. C’était une institution culte, qui avait fini par frapper tous les esprits. Senghor ne prononçait jamais un discours concernant l’Etat, l’Administration ou l’économie, sans mentionner le BOM. Diouf a souri. Il n’en a pas parlé dans ses mémoires, mais on a eu cette discussion‘’, se rappelle M. Fall.

Comment Wade a ‘’tué’’ le bébé de Senghor

A partir de 2001, la DMP a été de nouveau rattachée au secrétariat général de la présidence de la République. En 2008, elle change de dénomination pour devenir la Délégation à la réforme de l’Etat et à l’assistance technique (DREAT). Le décret n°2008-182 du 28 février 2008  fixe son organisation et son fonctionnement. Même si la première alternance politique intervenue au Sénégal a eu des effets positifs sur la gestion du pays, il n’en demeure pas moins que des chamboulements ont été notés dans le fonctionnement de l’Administration. Le président Abdoulaye Wade a voulu laisser ses empreintes sur tout l’appareil d’Etat. Tout devait fonctionner selon son bon vouloir et sa vision de la gestion du pays, qu’il a conquis après 26 ans de lutte sans relâche. Le BOM n’échappa pas alors au torpillage de l’Administration Wade. Non seulement cette structure - qui alliait organisation et méthodes depuis plus d’une vingtaine d’années - changea de nom, mais elle ne jouait plus le rôle qui était le sien.

Revenu au BOM en tant que simple conseiller, après avoir dirigé le Port autonome de Dakar (PAD) pendant deux ans, Pathé Ndiaye, qui fut ancien directeur du Bureau organisation et méthodes, se désole de cette rupture avec l’orthodoxie, sous l’ère Wade. Selon lui, les avis des conseillers du BOM ne comptaient plus. D’ailleurs, une barrière a été créée entre eux et le président de la République. Avec Senghor et Diouf, les conseillers en organisation donnaient leurs opinions sur tout, et particulièrement sur les réformes que devait entreprendre l’Etat. Même si du temps de Wade le BOM était rattaché à la présidence de la République, la Délégation à la réforme de l’Etat, elle, n’avait ‘’aucune emprise et n’était pas utilisée par le chef de l’Etat‘’, affirme Pathé Ndiaye. Il dit avoir été surpris de constater, à son retour dans l’Administration, que les méthodes avaient complètement changé. ‘’Quand on était actif au BOM, nous avions un contact très rapproché avec le président de la République. Nos travaux étaient destinés à lui. Il les regardait, les lisait, les annotait et prenait les décisions conséquentes. Tous nos écrits allaient vers le président de la République‘’, dit-il, en souvenir des époques de Senghor et de Diouf.
 

Des failles notées dans l’Administration

Avec le régime de Wade, le contact était rompu entre les conseillers du BOM et le président de la République. Le Bureau faisait des travaux qui étaient transformés en directives pour être appliqués par l’Administration, selon M. Ndiaye. ‘’Tout ce processus avait éclaté et n’existait plus.’’ Pathé Ndiaye avoue avoir retrouvé une structure qui ‘’tournait sur elle-même’’.  En réalité, il était difficile, pour les conseillers, d’avoir un contact avec le secrétaire général de la présidence de la République, qui devait être un intermédiaire entre le BOM et le président de la République.

Du temps de Senghor, le secrétaire général ne pouvait jamais, selon lui, retenir des travaux du BOM. Il les transmettait obligatoirement au chef de l’Etat, et sans commentaire. Mais sous le règne de Wade, ‘’la structure n’était pas visible. Elle n’avait pas de contact avec le président de la République, lequel n’avait non plus la même motivation que Senghor ou Diouf‘’. Selon Pathé Ndiaye, Wade avait une autre vision du BOM, laquelle a rendu le Bureau ‘’inerte’’ sans ‘’emprise sur l’Administration et les ministères’’. Une fois que le président décide, le BOM entrait en contact avec les ministères, en vue de l’exécution des décisions. ‘’Tout cela avait disparu. Jusqu’à présent, on n’est pas’’ encore retourné à l’orthodoxie, regrette le conseiller en organisation. D’ailleurs, signale Pathé Ndiaye, le positionnement du BOM n’est plus cohérent. Il est certes rattaché au cabinet du président de la République, mais pas comme auparavant. Il se souvient que Senghor recevait régulièrement le chef du BOM et lui donnait des orientations. Il lui faisait part de ses ‘’soucis’’ pour l’Administration. Cela se traduisait par des actions de formation et de réorganisation dans les structures de l’Etat. ‘’Wade, lui, n’a jamais reçu le Délégué au management public.’’

Cette nouvelle démarche de Wade a eu des conséquences néfastes sur l’Administration, si l’on en croit Pathé Ndiaye. Il en veut pour preuve le fait qu’on ait vu des gens, sans le profil de l’emploi, occuper des postes de responsabilité dans l’Administration sénégalaise. Certains, d’après M. Ndiaye, n’avaient même jamais travaillé avant d’entrer dans l’Administration, où ils occupaient pourtant des postes à responsabilités importantes. Cela était ‘’inconcevable‘’ du temps de Senghor ou de Diouf. Cela a fait perdre ‘’beaucoup d’efficacité‘’ à l’Administration, qui a même perdu sa mémoire. M. Ndiaye mentionne en outre que les méthodes de travail ne sont plus ce qu’elles étaient. ‘’On doit faire le constat que l’Administration s’est détériorée et son efficacité a été moindre. L’objectif du BOM, c’était d’améliorer l’efficacité. Et cela coïncidait avec une période où le BOM était moins visible.’’

Un constat que fait une haute autorité de l’Etat, qui a souhaité garder l’anonymat. Notre interlocuteur affirme que le BOM a joué un rôle ‘’extrêmement important jusqu’en 2000’’, en permettant au Sénégal d’avoir ‘’une culture administrative rationnelle‘’. Il constate que tout le système a été désarticulé par la présence ‘’massive‘’ au sein de l’Etat d’un personnel qui n’était pas formé pour l’Administration et qui a ‘’pollué l’atmosphère’’. Cela, renchérit notre interlocuteur, a rendu ‘’plus difficile le travail d’une structure comme le BOM, qui était chargé de jouer le gendarme de l’organisation administrative‘’. Selon notre source, c’est avec l’alternance de 2000 qu’on a constaté la ‘’prolifération des nominations et une augmentation exponentielle des structures au sein des départements ministériels’’. ‘’On nommait certains à des postes dont ils n’avaient pas le profil‘’, se désole notre source.

L’ingérence de Karim Wade

L’ex-chef de l’Etat, Abdoulaye Wade, n’aura pas été le seul à anéantir le BOM. Son fils, Karim, a lui aussi utilisé le BOM pour placer l’un de ses hommes de main A. K. Son nom est souvent revenu dans les discussions que nous avons eues avec certains conseillers du BOM, qui ont préféré s’exprimer sous le couvert de l’anonymat. Placé à la tête du BOM par Karim Wade, A. K. a essayé de ‘’nous faire faire des choses que nous avons refusées‘’, révèle un de nos interlocuteurs. Sans trop vouloir entrer dans les détails des actes que ce DG du BOM a voulu faire faire à ses administrés, cette source confie que le climat était vraiment devenu délétère durant cette période. Parce que ‘’c’était la première fois qu’on nous amenait à la tête de cette structure un homme qui n’était pas des nôtres‘’, confie notre interlocuteur. En réalité, tous les directeurs généraux qui se sont succédé au BOM ont d’abord été des conseillers de la structure. Ils ont d’abord fait leurs preuves en gravissant les échelons. Dès lors, nommer un homme de l’extérieur à la tête du BOM crée forcément un désordre, selon certains conseillers.

Aminatou AHNE

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