“Il a été scientifiquement prouvé que ces jeux ont le même effet que la cocaïne ou l'héroïne”
Journaliste-écrivain, Pape Samba Kane s'est beaucoup intéressé à ce phénomène. Il vient de publier aux éditions Moukat le livre intitulé “La folie des jeux”. Une réédition de son enquête “Le poker menteur des hommes politiques” publié en 2006 aux éditions Sentinelle. Dans cette interview, il revient sur les ravages des jeux électroniques d'argent.
Vous avez beaucoup travaillé sur la question. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué ?
Ce qui m'a le plus marqué, qui me hante jusqu'à présent, c'est l'addiction aux jeux, l'accoutumance aux jeux. Quel qu'en soit le nom, c'est ce qui rend les habitués malades. Et il y a beaucoup de chercheurs qui ont travaillé sur ce sujet et qui ont fait des découvertes fantastiques. Ces chercheurs ont découvert que le drogué aux jeux n'a pas seulement le comportement social comparable au drogué, mais que quand on analyse ses sécrétions, on se rend compte que le manque de jeu produit les mêmes enzymes que celui qui prend la cocaïne ou l'héroïne. C'était la première fois que l'on découvrait une drogue avec laquelle l'homme n'ingère rien du tout.
Aujourd'hui, avec la massification des problèmes, on ne parle plus que de l'accoutumance, c'est aussi les cas de ruines, les faillites, les problèmes familiaux. Et le joueur devient un menteur parce qu'il dissimule à sa famille qu'il joue. Non seulement il ment à sa famille, à ses amis, mais aussi à lui-même. Parce que quand il devient accro, il ne veut pas l'admettre, il se ment donc à lui-même. C'est tout cela qui est amplifié avec les jeux électroniques qu'on a connus ces dernières années et qui se font à partir de nos téléphones portables, avec le phénomène que l'on appelle ‘’naar bi’’, l'appellation générique qu'ils ont donnée à tous ces kiosques où ils se rendent pour jouer.
Comment les jeux électroniques constituent-ils des facteurs amplificateurs ?
En fait, sur les téléphones portables, il y a des centaines d'applications qui portent sur les jeux d'argent, y compris tous les jeux que vous allez voir dans les casinos : black jack, poker, roulettes, machines à sous. Tout se trouve maintenant dans les téléphones. Du coup, on passe d'une vingtaine de milliers de personnes qui jouaient dans les casinos - peut-être même pas - à des centaines de milliers, voire des millions qui jouent tout le temps sur leur téléphone. J'ai vu dans la presse un responsable de la Cofina arrêté parce qu'il a détourné quelques millions dans son entreprise ; un gérant de station à Louga. Je ne parle même pas des jeunes qui piquent un peu d'argent dans leurs familles.
Dans le livre, je raconte, par exemple, l'histoire d'un père de famille qui va à l'école pour inscrire son enfant en classe de terminale ; l'enfant est donc censé avoir réussi sa classe de première. Sur place, on lui fait savoir qu'on n'a pas vu l'élève l'année précédente, c'est-à-dire qu'il ne s'était même pas inscrit. Il va voir le garçon, il lui dit : “Damako naar bi quoi.” Je ne parle pas de la fraude, je ne parle pas du blanchiment.
Selon vous, quelle devrait être la posture de l'État pour limiter les dégâts causés par ce phénomène ?
Vous savez, la France, l'Allemagne, la Suède, la Belgique, sept pays de l'UE, en 2006, avaient refusé que ces jeux électroniques d'argent à travers le téléphone rentrent chez eux. Le Sénat américain avait aussi refusé. Pour les pays européens, il a fallu l'avis de la Commission européenne pour les amener à revoir leur position. Mais cette résistance a permis d'organiser leur législation. En France, par exemple, on a dit qu'il faut limiter le nombre de jeux. Ce n'est pas comme ici où les enfants peuvent jouer jusque sur des courses chiens en Malaisie. Elle a aussi mis en place une fiscalité spéciale lourde ; exige que le serveur de l'opérateur se trouve en France. Ici, on ne sait pas où se trouvent les serveurs. C'est-à-dire que si l’on veut voir si les jeux n'ont pas été manipulés pour faire perdre ou faire gagner, si on veut voir si l'opérateur s'acquitte correctement de ses taxes, c'est difficile pour ne pas dire impossible. Je pense que ce sont des choses qui peuvent nous inspirer un peu.
Aussi, il faut interdire la publicité - je pense que cela a été pris en compte dans le nouveau projet de loi sur la publicité - Il faut aussi interdire aux mineurs de pouvoir jouer. C'est déjà le cas, mais tout le monde sait que les jeunes jouent. Une fois que tout cela est fait, il faut un meilleur contrôle de l'État. En France, c'est une Commission supérieure des jeux. Si elle donne un avis défavorable, cela empêche le ministre de l'Intérieur de donner une autorisation.
La Lonase n'est pas censée jouer ce rôle ?
En fait, je dis qu'on ne peut pas laisser la responsabilité de faire entrer ce type d'activité dans un pays à un directeur général quelconque. Même en France, c'est entre les mains du ministre de l'Intérieur qui est assujetti à l'avis de cette commission et des services de renseignements. Chez nous, depuis 1937, et ça n'a pas changé, la loi dit que c'est le président de la République qui donne l'autorisation d'ouvrir un casino. Maintenant que c'est virtuel et se trouve dans nos maisons, je pense qu'on doit être plus exigeant.
Mais les jeunes ne voient pas que les inconvénients ; ils parlent des gains, de la gestion du stress... Comment analysez-vous ces arguments des joueurs ?
Vous savez, ces jeux sont mis en place par des opérateurs, des entreprises qui cherchent des bénéfices, qui ont donc un business plan. Croyez-moi, quand je vous dis que ce business ne repose pas sur le hasard. Le joueur peut gagner parfois, mais ce qu'il gagne ne peut pas compromettre la rentabilité du business. Depuis que les casinos existent, il n’y en a pas un seul qui soit tombé en faillite. Un seul est tombé en faillite et c'est anecdotique. En 1948, un casino qui venait d'ouvrir et qui avait envie de pousser les gens à revenir, a lâché un peu trop ; quelqu'un a gagné l'équivalent de 130 000 euros à l'époque et le casino ne pouvait plus le payer. C'est le seul cas de casino tombé en faillite.
Pour le côté loisirs, il faut plutôt dire que les gens deviennent presque esclaves du jeu. Le loisir c'est pour celui qui joue une fois, deux fois, trois fois, mais une fois que tu es accoutumé, que tu agis comme le drogué, tu n'es plus maitre de rien. C'est pour ça que quelqu'un joue la scolarité, que quelqu'un détourne l'argent de son entreprise, c'est pour ça que quelqu'un va emprunter de l'argent à la femme de son frère.
A. TOURÉ (STAGIAIRE)