Une escroquerie sur 10 milliards Cfa
Bien que faisant intervenir d’importants pans de l’économie nationale, l’activité de collecte, de la transformation et de la commercialisation de la ferraille est très mal connue au Sénégal. L’anarchie, le déficit de management et l’opacité qui règnent dans ce secteur qui faisait vivre, il y a à peine cinq ans, des milliers de sénégalais, sont tels que les effets se font aujourd’hui ressentir. Quelle est l’étendue de la crise ? Qui, dans ce domaine, tire les ficelles ? A qui profite réellement ce business ? Ferrailleurs, industriels, banquiers etc, à visages découverts ou dans l’anonymat, livrent les codes d’une activité plus que nébuleuse au Sénégal et qui demande aujourd’hui plus qu’hier à être recadrée.
A 30 kilomètres environ de la sortie de Dakar, à l’entrée de Sébikhotane, on retrouve facilement la devanture de la Société métallurgique d'Afrique (Someta). La signature ‘’Un fer de qualité pour bâtir l’avenir’’ accompagne le logo quelconque de l’entreprise. L’aspect sommaire du portail d’entrée de couleur bleue tranche d’avec l’énorme business contrôlé par cette société. Celle-ci tient au Sénégal toutes les ficelles de l’activité de la collecte et de la transformation de la ferraille en produits finis depuis que le Conseil des ministres a officiellement adopté, le 4 octobre 2012, un projet de décret ‘’portant suspension de l’exportation de la ferraille et de ses sous-produits’’. Depuis lors, la société a l’exclusivité de l’activité de transformation avec une fonderie pour recycler les métaux de récupération qu’elle acquiert sur le marché local. L’investissement de départ, selon son promoteur Zhang Yun, au lancement du projet est de sept milliards de francs.
Malgré tout, Someta ne paie pas de mine. A première vue, elle ressemble à un immense dépotoir d’ordures qu’à une usine de transformation de fer. C’est un enchevêtrement de métaux qui vous accueille dans un décor quasi-chaotique. Il faut savoir où mettre les pieds dans ces montagnes de fer pour éviter de se faire ‘’piéger’’. Il est 12 heures ce lundi 18 janvier 2016 et pourtant, l’endroit est étonnamment calme. Seuls quelques ouvriers, démarche nonchalante, marchent au milieu des ferrailles, se confondant avec le décor, dans leurs tenues sombres. Certains sont couchés sur une masse d’acier comme s’ils entamaient une sieste au milieu de cette ambiance de fin du monde. Ce calme ambiant trouve une explication, avance un ouvrier : ‘’Nous sommes à l’arrêt. On est en train de faire des travaux pour augmenter les capacités de production de l’usine’’. En effet, tous les fours sont ici à l’arrêt. Ce qui donne à l’usine des allures d’endroit abandonné.
La zone réservée à l’administration au sein de l’usine n’est guère plus attrayante. La peinture a pris un coup de vieux, les murs sont crasseux et le mobilier bas de gamme. Le personnel qui y officie, à l’image du responsable commercial, ne semble pas au top en termes de maîtrise des procédures. L’informel se renifle bien à hauteur de narines, dans une atmosphère où la poussière se dispute la place aux documents et…les souris. Difficile de croire que c’est cette société qui contrôle tout le secteur de la ferraille au Sénégal.
Ainsi tourne aujourd’hui la seule fonderie qui existe au Sénégal.
Plaintes et complaintes chez les ferrailleurs
Ce décor tout en désordre ressemble bien à un autre endroit, à une vingtaine de kilomètres de l’usine de la Someta. A Thiaroye Sur Mer, Abdou Kâ, ferrailleur, a établi ses quartiers à proximité des rails qui mènent à Senchim. L’homme récupérait des métaux divers dans les garages de mécaniciens, avant de les vendre lorsque le stock atteignait des quantités importantes (une tonne par exemple). Sur un lit qui a du mal à tenir en équilibre sur ses quatre pieds, il explique comment la Someta l’a…ruiné. ‘’Tu vois cet endroit avec de la ferraille partout ? Il fut un temps où tout le monde venait manger ici à midi. Maintenant je n’ai plus rien. Je n’ai même plus de quoi donner à manger à ma famille. Mes enfants sont à l’école et je ne peux plus payer’’, dit-il avec un sourire mi-ironique, mi-résigné.
Il explique que depuis que l’Etat a octroyé l’exclusivité du marché de la ferraille à la Someta, le secteur est en train de mourir. J’avais une vingtaine d’employés, des jeunes, des pères et mères de famille. Tout le monde est parti. Personne ne veut plus faire de la récupération de métaux’’, confie-t-il avec dépit. L’une des causes de la crise qui s’est emparée du secteur réside dans la chute des prix. ‘’Avant, nous vendions aux Indiens jusqu’à 125 francs le kilogramme’’, explique-t-il, index pointé sur du matériel de récupération divers allant du fourneau à la brouette en passant par des câbles électriques. ‘’Mais aujourd’hui, il ne coûte plus que 55 francs parce que le Chinois (Ndlr, Someta) a le monopole. Et fataliste : ‘’Dans ces conditions, beaucoup ont préféré arrêter et je les comprends parce qu’il n’y a plus d’activité’’.
Sur la route de Rufisque où plusieurs familles sont touchées par la crise du secteur, les stigmates sont visibles. Nos interlocuteurs citent plusieurs noms de ferrailleurs célèbres, à l’image de Ndoye Maar, Ndiaga Fall qui ont fait les beaux jours de cette activité. L’importance de l’activité dans le passé a laissé des traces, comme par exemple le célèbre ‘’Tableau ferraille’’ qui signale une place, à l’époque très convoitée. N’importe quelle personne peut vous citer volontiers une liste d’entreprises qui ont fait les beaux jours de ce secteur. Afrique Métaux, Sosegri, Sosetra, Almetal etc. qui sont tombées en faillite alors que Benex (Bel Air), l’une des rares sociétés à avoir ‘’survécu’’, parce que rachetée, vivote...
A combien faudra-t-il estimer le nombre de personnes touchées par la crise qui sévit dans le secteur que l’Etat n’a pas l’air de bien maîtriser, comme le regrette Idrissa Guèye ? Solide sur ses 80 ‘’bâtons’’, cet homme qui est dans le milieu des affaires et de la ferraille depuis plus de 30 ans ne comprend pas que ‘’l’Etat néglige un métier qui fait vivre des milliers de familles’’. Le cri est unanime et pourtant pas assez audible pour les autorités.
‘’Nous avions recensé dans un fichier plus de 700 personnes qui vivaient directement du secteur, sans compter ceux qui dépendent d’eux’’, regrette Moussa Lagnane, acteur connu et reconnu dans le secteur. Selon le Syndicat National des Ferrailleurs, Brocanteurs et Recycleurs du Sénégal (SNFBRS), le secteur comme la ferraille, la brocante et le recyclage, emploie plus de 18 000 personnes. Les quantités collectées sont estimées à plus de 15 000 T de ferraille par mois contre une capacité d’absorption de 3 400 tonnes par mois de la SOMETA. Mais au niveau des statistiques officielles de l’Etat, ces chiffres sont contestés. Le Sénégal ne fournirait, selon un document du gouvernement, que près de 50% de la ferraille, le reste provenant du Mali.
Dans tous les cas, malgré les divergences souvent béantes au niveau des statistiques, tous s’accordent aujourd’hui sur l’importance du secteur et la crise qui y sévit.
Une réorganisation ratée ?
Rien ne semblait pourtant indiquer que la situation allait prendre cette tournure. Lorsque l’Etat décide de ‘’mettre de l’ordre’’ dans un secteur où il n’avait que très peu de visibilité, c’était, nous indique-t-on, dans le but de mieux organiser un secteur trop informel, ‘’voire anarchique’’. L’ancien Directeur de l’Urbanisme, Ibrahima Bousso, qui a été accusé par certains de nos interlocuteurs d’avoir inspiré le décret donnant les pleins pouvoirs à la Someta, se défend d’avoir mal conduit ces réformes. ‘‘Je le referais, si c’était à refaire. Dans tous les pays où l’on produit du fer, l’Etat interdit l’exportation de la ferraille. C’est logique. C’est pour permettre sa transformation sur place, pour que des Industries puissent s’installer, travailler et recruter des travailleurs’’, justifie-t-il. Ibrahima Bousso se retrouvera Directeur général adjoint de la Someta. Un ‘’cadeau’’ pour services rendus ? L’ancien fonctionnaire de l’Etat, au débit calme, s’en défend. Il admet ‘’avoir essayé d’accompagner’’ cette société pour le bien de l’industrie nationale, mais admet aujourd’hui qu’il y a de réelles difficultés dans le secteur.
Pourtant Someta qui a été mise dans des conditions optimales d’investissement et sous certains aspects, au détriment de la population évoluant dans le même secteur d’activité, devait être le fleuron pour faire rayonner ce domaine d’activités. Non seulement le décret accorde à la Someta l’exclusivité sur l’exportation du fer en tant que produits finis, mais aussi il oblige les ferrailleurs nationaux à vendre à la Someta leurs produits. Etant la seule fonderie en Afrique de l’ouest, bénéficiant de toutes les exclusivités possibles, sans évoquer les avantages fiscaux multiples et la mobilisation de trois banques, en l’occurrence Ecobank, BRM et Orabank, Someta aurait dû faire des chiffres.
En 2011, elle ambitionnait de produire un million de tonnes de fer par an pour satisfaire la demande locale et les besoins en fer dans la sous-région. « L’objectif est de produire un million de tonnes de fer par an au Sénégal d’ici à quatre années avec au minimum 3 000 emplois directs », avait indiqué Zhang Yun, lors d’une visite de chantier effectuée à l’époque par Abdoulaye Baldé, alors ministre de l’Industrie, des Mines et de l’Agroalimentaire. Optimiste, il révélait que le capital d’investissement était de 7 milliards de francs Cfa et que tous les chantiers pour que la société fonctionne à plein régime allaient être finalisés dès novembre 2011. Cinq ans après, ces promesses sonnent creux.
Alors qu’Abdoul Mbaye était Premier ministre, des rencontres avaient été initiées avec les acteurs du secteur pour trouver une solution au désordre dans la collecte et l’exploitation de la ferraille au Sénégal. Aussi bien Mata Sy Diallo que Malick Gackou en tant que ministres du Commerce et du Secteur informel ont eu à titiller ce dossier. Mais c’est sous Alioune Sarr qu’il va atteindre sa phase active. Un technicien de ce ministère explique que la solution Someta s’imposait bien à l’époque parce que c’était ‘’la seule alternative relativement crédible qui s’offrait à l’Etat’’. Notre source d’expliquer que ‘’ce ne sont pas en vérité les petits ramasseurs de ferraille qui bénéficiaient de l’activité. Mais des hommes d’affaires souvent véreux qui les exploitaient. La vraie activité, c’étaient les grosses quantités qu’on pouvait par exemple retrouver au Port, découpées et exportées dans des conditions nébuleuses’’. Le côté obscur de l’informel, ce sont aussi les matériels de la Senelec, de la Sonatel, de l’Onas, les feux de signalisation, volés et vendus dans le marché noir. Notre interlocuteur de citer des noms de dignitaires de l’ancien et du nouveau régime qui se seraient fait de l’argent avec ce trafic.
Mais, regrettent les professionnels du secteur qui estiment que l’Etat n’a pas voulu jouer franc jeu, ‘’on ne soigne pas un mal par un autre mal plus grand’’. Aujourd’hui, non seulement le secteur ‘’est en train de mourir’’, mais il a fini par installer un vrai malaise dans le milieu des banques au Sénégal.
10 milliards de francs Cfa dus aux banques et à l’Etat
Si la Someta est sur toutes les langues, ce n’est point pour ses niveaux de production. Après 5 ans d’existence, la voilà qui ne tourne même plus. Son histoire est labyrinthique. Créée précisément le 11 juin 2009 sous la forme d’une Suarl au capital d’un million détenu exclusivement par Yun Zhang, presque inconnu du bataillon des hommes d’affaires s’activant au Sénégal, Someta a réussi en trois ans d’existence à se mettre à dos trois grosses banques de la place. Les créances auprès d’Ecobank, de la Banque régionale de marchés (BRM) et d’Orabank sont établies, respectivement à 4,3 milliards, 3,1 milliards et 460 millions de francs CFA. Des créances cumulées au niveau des banques qui font 8 milliards de francs Cfa. Compte non tenu des dettes dues à la Société nationale d’électricité (Senelec) presque 2 milliards, aux Impôts et à la Douane (550 millions) et autres. Cette ardoise, Someta ne compte pas pour l’instant l’effacer.
Un an après sa création, le capital de la société va passer d’un million de francs Cfa à un milliard de francs Cfa par compensation de créance entre la société Hong Kong Investment Africa group et M Zhang. La forme évolue donc de Suarl à Société anonyme avec un administrateur général. Au départ, c’est M. Zhang qui représentait la société avant qu’une dénommée Rokhaya Faye ne s’invite dans le jeu comme représentant finalement Hong Kong Investment group. Mais selon des sources bien informées, cette dame, qui détiendrait 55 100 actions contre 44 900 pour Zhang, ne jouerait que le rôle d’une figurante. Il faut dans ces conditions se demander qui tire vraiment les ficelles dans ce milieu bien nébuleux.
Selon nos investigations, même Zhang n’a pas la maîtrise de tout le business qui a deux facettes : une, tout en métal, officielle et connue et une autre bien souterraine, plus difficile à décrypter et qui peut donner des explications sur les causes de la crise dans le secteur. A qui donc profite Someta ? Ce ne sont sans doute pas les acteurs du secteur qui se plaignent pratiquement, ni les banques dont les créances cumulées à plus de 8 milliards de francs Cfa restent impayées. Des banques qui vont d’ailleurs finir par avoir le tournis tant elles sont ballotées dans de longues procédures verrouillées par des règlements préventifs : un mécanisme judiciaire consistant à suspendre provisoirement les dettes d’une entreprise et de désigner un expert, pour décider de nouvelles procédures de remboursement.
Pour ces banques, Someta symbolise non pas une industrie florissante, mais tortuosité, manœuvres frauduleuses et mauvaise gestion…
A suivre…