‘’Dans le monde rural, le Plan Sésame n’est pas appliqué…’’
Après deux ans de mise en œuvre, le président Macky Sall demande à ce que la Couverture maladie universelle (CMU) soit évaluée. Dans cet entretien, le directeur général de l’agence répond aux interrogations de nombreux spécialistes de la santé et des populations bénéficiaires. Cheikh Mbengue se prononce également sur les réalisations de l’Agence qu’il dirige et met le doigt sur les contraintes, notamment la rupture des médicaments et les lenteurs dans le remboursement des factures.
Depuis janvier 2015, vous êtes à la tête de l’Agence de la Couverture maladie universelle (Cmu). Pouvez-vous nous faire une évaluation de ce programme ?
Le programme de Couverture maladie universelle (Cmu) a été lancé en septembre 2013 et l’Agence de la Cmu a été créée en janvier 2015. L’objectif de ce programme est de faciliter l’accès des populations aux services de santé, de lever les barrières financières pour que les personnes qui ont des difficultés à accéder à ces services puissent le faire dans des conditions beaucoup plus aisées. C’est un programme qui comporte deux grands volets.
Le premier est relatif aux initiatives de gratuité. Il s’agit de l’initiative de gratuité des soins pour les enfants de zéro à cinq ans dans les postes et les centres de santé, de l’initiative de gratuité de la césarienne, du Plan Sésame qui est une initiative de gratuité des soins pour les personnes âgées de 60 ans et plus et de l’initiative de gratuité de la dialyse. Le second volet porte sur les mutuelles de santé qui sont un mécanisme contributif. Il s’agit d’un système d’assurance maladie à base communautaire, dans lequel les bénéficiaires contribuent à hauteur de 3500 F et reçoivent une subvention de 3500 F de l’Etat. Et quand ils sont malades, la mutuelle supporte 80% des frais de santé.
Aujourd’hui, l’initiative qui est plus connue, c’est la gratuité des soins pour les enfants de zéro à cinq ans. Depuis le début, en octobre 2013, elle a permis de couvrir gratuitement plus de 3 millions de cas d’enfants. Pour la césarienne, il y a plus de 30 mille femmes qui en ont bénéficié gratuitement depuis le 1er janvier 2014. Pour la dialyse, nous en sommes à 510 personnes prises en charge gratuitement dans les structures publiques, et à peu près 40 personnes qui bénéficient d’une subvention dans le secteur privé. Pour ce qui concerne le Plan Sésame, il connaissait des problèmes de financement et d’organisation avant 2012. Avec la CMU, le financement du Plan Sésame a été doublé. Et maintenant que le problème du financement est réglé, nous allons solutionner le problème organisationnel.
En quoi faisant?
Nous allons organiser un atelier de relance du Plan Sésame au mois d’août prochain pour régler des questions comme celle du Paquet de services à fournir gratuitement, du dispositif de prise en charge et de la couverture intégrale du pays. Normalement, les structures de même niveau doivent fournir les mêmes services. Si dans un hôpital, une prestation est offerte gratuitement dans le cadre du Plan Sésame et que la même prestation n’est pas gratuite dans un autre hôpital de même niveau, il y a problème. Donc, ce que nous allons faire, c’est de nous accorder sur un Paquet pour chaque niveau. Ensuite, il faudra revoir le dispositif organisationnel, du poste de santé à l’hôpital. Enfin, nous allons régler un problème d’équité lié au fait que, dans plusieurs localités du pays, notamment dans le monde rural, le Plan Sésame n’est pas appliqué, alors que toutes les personnes du 3ème âge doivent accéder gratuitement aux services, quelle que soit leur localité.
Partagez-vous l’avis de certains acteurs de la santé qui soutiennent que la Cmu n’est pas universelle. Car la population continue à débourser de l’argent pour se faire soigner?
Le caractère universel de la Cmu, qui veut dire que tout le monde doit être couvert, est un objectif qui doit être atteint dans quelques années. Donc, ça n’a aucun sens de dire que la Cmu n’est pas universelle.
Pour ce qui concerne les mutuelles de santé, une phase pilote avait été mise en œuvre dans 14 départements du pays. Quand l’Agence a été créée, nous avons engagé le processus pour couvrir toute l’étendue du territoire. Actuellement, la couverture totale du pays est presque achevée avec plus de 600 mutuelles de santé. Les bureaux sont en train d’être mis en place. Avec les personnes qui sont en train d’adhérer aux mutuelles de santé et les membres des 200 mille familles bénéficiaires du Programme de Bourses de Sécurité Familiale qui sont enrôlés gratuitement dans les mutuelles, on a une très bonne progression sur laquelle on va faire le point au mois d’août prochain pour pouvoir nous situer. Je précise que la Cmu est un objectif. D
onc, on veut que tous les Sénégalais disposent ou bénéficient d’une couverture du risque maladie. Présentement, 11% des Sénégalais bénéficient d’une couverture du risque maladie à travers les Ipm et le système des imputations budgétaires. En plus de ça, il y a 13% constitués par les enfants de moins de cinq ans qui ne sont pas les Ipm et les imputations budgétaires. A ces 24% de Sénégalais s’ajoutent les personnes de 60 ans et plus qui représentent 6% de la population, selon le dernier recensement général de la population. Donc, si nous relançons bien le plan Sésame, on va se retrouver à 30% de couverture. Les bénéficiaires du programme de bourse de sécurité familiale, que nous couvrons gratuitement, vont représenter 300 mille familles en fin 2016, soit 2 millions 400 mille personnes, soit 17% de la population. De ce point de vue, si d’ici la fin de l’année nous enrôlons toutes ces personnes, ça va faire 47% de taux couverture, compte non tenu des personnes qui cotisent dans les mutuelles. On va, probablement se situer autour de 60%.
Ceci va nous permettre d’avancer vers l’objectif de 75% en fin décembre 2017, tel que défini par le président de la République.
Le défi est-il surmontable? Parce qu’on est presque à un an et demi du délai fixé.
Bien sûr ! L’objectif est atteignable. Le défi, c’est de passer de 47 à 75% en un an et demi. Et pour atteindre cet objectif, nous avons des stratégies. D’abord, nous sommes en train de travailler sur le volet de la communication dans tous les medias, y compris avec les radios communautaires. Ensuite, nous sommes en train de travailler, avec le Ministère du Travail, sur ce qu’on appelle ‘’le régime simplifié des petits contribuables’’. C’est une initiative appuyée par le Bureau international du travail (Bit) pour que les travailleurs qui sont dans des unités professionnelles du secteur informel (mécaniciens, maçons, menuisiers, coiffeuses) puissent disposer de services de protection sociale comme l’assurance maladie. Donc, ce sont des milliers ou même des millions de Sénégalais qui sont dans ces secteurs que nous allons organiser dans le cadre d’un financement tripartite Agence CMU/Employeurs/Employés. Avec ce que nous sommes en train de faire, nous espérons qu’il y aura un basculement vers les mutuelles de santé d’ici 2017. Si on obtient 75%, ça va être perçu en Afrique comme une grande prouesse, parce que ce serait inédit dans la sous-région.
Par rapport à la gratuité des soins, un problème de ciblage est aussi évoqué. Qu’en pensez-vous ?
J’ai entendu des syndicalistes dire que la gratuité n’est pas une bonne chose sous la forme actuelle parce qu’elle ne doit cibler que les nécessiteux. Ils soutiennent que des femmes riches bénéficient gratuitement de la césarienne et des enfants de personnes riches sont soignés gratuitement. Je précise que ceux qui le disent n’ont pas d’expérience dans ce domaine. Ils ne savent pas que les enfants des riches ne vont pas au poste de santé pour se faire soigner.
Et que les femmes riches accouchent plutôt dans les cliniques privées. La gratuité des soins dans les structures publiques cible des personnes qui en ont besoin. Cependant, au niveau du Plan Sésame, nous devons régler le problème des fonctionnaires à la retraite qui, en principe, sont couverts par le système des imputations budgétaires à hauteur de 80%, mais qui préfèrent cacher leur statut de retraité de l’Etat, pour bénéficier de la couverture à 100% du Plan Sésame. Il en est de même de certains retraités du secteur privé. C’est pour régler tous ces problèmes que nous sommes en train de travailler sur la mise en place d’un système d’identification biométrique. Nous avons eu des contacts avec le Ministère de l’Intérieur pour profiter de l’opportunité qu’offre la confection des nouvelles cartes d’identité biométriques multi-applications. L’une des applications de ces cartes pourrait être relative à la CMU.
Des hôpitaux continuent à faire payer les personnes normalement couvertes par la CMU sous prétexte qu’il n’y a pas de médicaments. Quelles sont les mesures prises ?
Vous posez une question importante. Et nous, Agence de la CMU, l’avons déjà soulevée. Chaque fois qu’un enfant de moins de 5 ans est reçu au niveau d’un centre de santé, nous remboursons sur la base d’un forfait de 4500 F CFA. Tous les services, y compris les médicaments, sont pris en compte dans ce forfait qui est une espèce de tarif moyen. Donc, nous avons intérêt à ce qu’il n’y ait pas de rupture de stocks pour que les enfants reçoivent des médicaments. Ce qui n’est pas toujours le cas. Ceux qui travaillent sur les questions de santé publique en Afrique savent que l’un des grands problèmes des systèmes de santé dans les pays en développement, c’est les ruptures de stocks de médicaments. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il y a des projets de certains partenaires qui ciblent cette question. C’est un des talons d’Achille de nos systèmes, il ne faut pas le nier. Mais il faut dire que les choses se sont nettement améliorées. C’était une situation de quasi-permanence des ruptures qu’il y avait à une certaine période. Mais aujourd’hui, la Pharmacie nationale d’Approvisionnement a fait des efforts incontestables dans ce cadre. Quand l’enfant est consulté et qu’on ne lui donne pas de médicaments, c’est un problème. Actuellement, nous sommes en train de travailler avec le Ministère sur la disponibilité des médicaments dans le contexte des initiatives de gratuité.
L’autre problème, c’est quand le médicament existe et qu’on le vend aux enfants. Il m’est arrivé d’aller à l’intérieur du pays dans un centre de santé où les femmes m’ont dit qu’on leur vend les médicaments. Il faut rappeler que le Ministère de la Santé est très regardant sur la question de la lutte contre les fraudes. Evidemment, cela pose la question du système de contrôle. Nous avons une agence qui existe au niveau central et les services régionaux sont en train d’être installés. Dans chaque service, il va y avoir un médecin qui a en charge les initiatives de gratuité.
La deuxième chose est que le centre d’appels va bientôt ouvrir avec un nouveau numéro vert sur lequel les gens vont appeler pour exposer leurs plaintes. Ce sera très dissuasif contre les agents véreux. Le principe, c’est de renforcer la surveillance avec nos services régionaux et en collaboration avec les régions médicales. La mise en place de la cellule du contrôle médical vient renforcer tout cela. Le contrôle médical systématisé n’a jamais existé dans le cadre des initiatives de gratuité ou des mutuelles au Sénégal. Avec l’Agence de la CMU, nous essayons de mettre en place un système avec des bases professionnelles très solides. Cela ne se fait pas en un jour, c’est une construction progressive.
Au-delà de la rupture de médicaments, les structures sanitaires éprouvent d’énormes difficultés pour percevoir le remboursement des factures. Qu’est ce qui explique cela ?
Nous, quand nous recevons des factures, nous remboursons. C’est connu. Le problème est que nous recevons les factures avec beaucoup de retard. Je vous donne un exemple : le 14 juin dernier, nous avons reçu d’une région médicale une facture pour les remboursements des soins pour les enfants de 0 à 5 ans et nous avons vu que ses soins ont été fournis entre juillet et décembre 2015. Il y a eu donc un an entre le moment où la première prestation a été fournie et le moment où nous avons reçu la facture. C’est un gros problème. Il se situe au niveau du processus de remontée des factures de la structure de santé à la région médicale. Ce qu’il faut comprendre est que ce problème, nous ne l’avons que pour les 0-5 ans. Pour les césariennes, c’est l’hôpital qui nous envoie directement la facture et on rembourse. Pour le Plan Sésame, c’est la même chose.
Mais pour les 0-5 ans, la région médicale doit collecter toutes les factures de toutes les structures de la région, faire le tri, faire la validation au cours d’un certain nombre de réunions et, quand il y a une structure qui est en retard, elle retarde tout le processus au niveau du district ou de la région. Et finalement au lieu de recevoir des factures mensuelles, on reçoit des factures sur 6 mois. Quand vous prenez les factures sur six mois avant de les envoyer à l’Agence, cela veut dire que pendant six mois les gens fournissent ces services et ne sont pas remboursés. C’est vraiment un problème du dispositif de remontée des factures qui est trop lent. Ce que nous allons faire maintenant, c’est que, avec les services régionaux de l’Agence, nous ne ferons plus le contrôle à Dakar. C’est le médecin qui est au niveau du service régional qui va recevoir les factures, les traiter et donner le feu vert pour le remboursement. (…) On ne peut plus continuer à être dans un système où les gens attendent six mois avant de nous envoyer les factures. (…) Entre août 2015 et mai 2016, nous avons remboursé des soins pour plus de 10 milliards de francs aux structures sanitaires. En finançant la demande, nous finançons indirectement l’offre.
Le président de la République a demandé une évaluation de la CMU. Qu’est-ce qui explique cela, selon vous ?
Je trouve que c’est excellent. C’est une opportunité pour nous. Une opportunité pour parler de ce qu’on fait. C’est important de parler également de nos contraintes. Le Président en a parlé en Conseil des ministres mais, de manière régulière, des évaluations se font parce que le plan Sénégal Emergent fonctionne sur la base d’un dispositif rigoureux de suivi. Donc il n’y a pas de problème à ce niveau. Mais je pense que le Président a voulu montrer l’importance qu’il accorde à ce programme. Il a voulu aussi rappeler qu’il y a un objectif qu’il nous faut atteindre en fin 2017. Quand l’autorité dit qu’en fin 2017, nous devons être à 75%, je pense qu’il est normal que, 18 mois avant, il demande où nous en sommes. Pour moi, l’évaluation pose la question de savoir si nous sommes dans la bonne trajectoire, si la trajectoire prise permet d’arriver à 75%, oui ou non et comment faire pour mieux continuer. Sinon, quelles sont les contraintes qu’il faut lever pour y arriver ?
L’Etat doit toujours de l’argent aux hôpitaux. A combien s’élève la somme ?
L’Etat devait de l’argent aux hôpitaux avant 2012 dans le cadre du Plan Sésame. Avec une dette qui se chiffrait à 4 milliards de francs, les 3 milliards étaient dus à l’Hôpital Principal, parce que HPD est une structure publique qui applique des tarifs proches de ceux du privé. Comme le plan sésame est gratuit partout, les personnes du troisième âge ont tendance à aller à l’Hôpital Principal parce qu’elles considèrent que les services y sont de meilleure qualité. Dans le cadre de la réorganisation du plan sésame, il s’agira de régler cette question. C’est de dire par exemple que, si une prestation est facturée à 14 mille francs à Le Dantec, à Principal nous allons payer la même prestation jusqu’à hauteur de 14 mille et on s’arrête.
Ce qui fait que, si le patient veut bénéficier du service gratuit, il va à Le Dantec où il ne paie rien. S’il veut bénéficier du service de Principal qui coûte 22 mille francs pour la même prestation, il ne sera couvert que jusqu’à hauteur de 14 mille francs. En 2015, le Ministère a résorbé la dette pour toutes les structures- à l’exception de Principal parce que c’est un gros morceau-, de l’hôpital de Fann et de l’Hôpital de Grand Yoff pour des montants beaucoup moins importants que celui de Principal. On est en train de travailler sur ces dettes, afin d’avoir un moratoire et résorber ça. C’est une dette que nous n’avons pas contractée en tant qu’Agence, mais avec le principe de la continuité de l’Etat, nous sommes obligés de payer cette dette qui a été contractée avant 2012.