Douloureuse Haïti
Si loin et en même temps si proche de nous par l’Histoire : Haïti la douloureuse. Près de deux siècles d’une liberté inassumée ; une kyrielle de règnes à la clef, dont le plus sinistre, celui des Duvalier, qui semble avoir jeté sur cette terre d’esclaves africains, comme une malédiction du sang ; une répétition interminable du tragique, comme si c’était la condition pour que l’histoire de ce pays, de ces femmes et de ces hommes ait un sens. C’est vrai, Nietzsche nous a appris qu’‘’une fois, c’est jamais’’ : ‘’Einmal ist keinmal’’.
Ce qui revient peut-être à penser qu’il faudrait que les Duvalier et leurs Tontons Macoutes se renouvellent indéfiniment pour que les hommes en enrichissent leur mémoire et en formatent leur destin ; qu’il y ait mille guerres civiles pour que la paix prenne sens ; qu’il faudrait encore et encore des morts pour que les vivants appréhendent le prix de la vie.
La vie ? Celle de Jovenel Moise, Président de la République, n’aura compté que pour des prunes, au petit matin du mercredi 7 juillet, lorsque six ‘’mercenaires’’ font irruption en sa résidence, après avoir ‘’bluffé’’ la sécurité dont la contre-offensive eût évité le drame. Le président tombe, mortellement atteint, tandis que sa femme, blessée, git dans son sang, dans l’hébétude et l’épouvante que l’on imagine…
Une fois encore, Haïti incarne jusqu’à la caricature le surréalisme fonctionnel des ‘’républiques bananières’’. On croirait, en effet, rêver : un chef d’Etat se fait abattre comme un vulgaire citoyen en sa résidence, par des hommes, somme toute ordinaire, même si l’on nous dit qu’il s’agit de ‘’mercenaires professionnels’’ et que quatre d’entre eux ont été, par la suite, abattus. La question n’est pas là. La banalité de l’attentat souligne, d’un trait surréaliste, la déliquescence de l’Etat haïtien, la faillite de toutes ses institutions qui ont, au demeurant, permis l’éclosion et la consolidation de gangs de toutes factures, dont vraisemblablement les chefs sont encore mieux gardés que le président…
La secrétaire générale de la Francophonie a eu raison d’appeler à une ‘’enquête sérieuse et indépendante sur l’assassinat’’ de ce président de 53 ans qui, au demeurant, n’avait rien pour durer : dans un pays ou les dirigeants changent au rythme de l’humeur de la soldatesque et des gangs, Jovenel Moise aura commis la faute de ne pas entendre une opinion majoritairement contrariée qui réclamait son départ et d’avoir cru qu’il pouvait s’appuyer sur l’influence de quelques gangs pour se faire sourd aux appels insistants de sa rue et de son opposition qui réclamaient la fin d’un règne, d’ailleurs constitutionnellement arrivé à son terme. Gangrené jusqu’à son âme par la surpuissance des gangs installés dans une impunité totale, Haïti s’enfonçait tranquillement dans sa propre dissolution, du fait de l’insécurité et de la violence à tous les coins de rue.
Mais en le tuant, a-t-on cru pouvoir mettre un terme à son impéritie ? Cette impéritie est endémique et séculaire, et ce meurtre ne fait qu’enfoncer un peu plus le pays dans l’incertitude de son devenir et dans la certitude de violences nouvelles, interminables. Pays ingouverné où ne règne, au fond, depuis longtemps, que la loi du plus fort. Pays désormais plongé dans l’impasse des instincts de ses habitants, de la violence de ses mœurs politiques et sociétales ; dans l’impasse du poids de son histoire.
Alors, plus d’espoir pour Haïti ? On serait tenté de le dire, tant est pérenne le drame de ce pays qui, en plus de l’incurie des hommes et de leurs violences, doit subir les caprices de la nature dans le style le plus dévastateur qui soit. De cette double meurtrissure, on semble ne jamais pouvoir sortir ; un sentiment d’étouffement et d’impuissance vous prend la gorge et les tripes. Le Conseil de sécurité s’est réuni hier sur la situation ; on verra ce qu’il en sortira. Les Etats-Unis, voisin proche de cette terre de souffrance, se disent prêts à ‘’aider’’ le pays et appellent à poursuivre le processus de la tenue d’élections législatives et présidentielle libres et transparentes, d’ici la fin 2021, comme prévu.
L’Afrique, historiquement et affectivement concernée par le drame haïtien, devrait rechercher et trouver la carte qu’elle peut jouer dans ce nouvel épisode de l’histoire de ce pays, en dehors des canevas multilatéraux qui privent les initiatives de cet indispensable affect qui consolide les liens les plus indéfinissables et rapprochent les peuples par leur âme. Ce que Haïti attend de nous, c’est qu’on lui dise que nous sommes encore là ; non plus pour remplir les cales des navires qui vont vers elle, du sanglot de nos fils qui deviendront les siens, sous l’œil meurtrier du négrier triomphant, mais pour l’aider à soigner ses plaies, à transcender son histoire dans la sublimation de ses tragédies et à l’aider à donner un sens à son destin. C’est notre ‘’proximité’’, quoi, notre fraternité qui est peut-être à même d’opérer, contre toute attente, ce miracle.