Le pétrole… enfin ?
Retardée à trois reprises déjà, l’exploitation du gisement pétrolier et gazier de Sangomar, situé à 100 km au sud de Dakar, dont la campagne de forage a démarré en juin dernier, va probablement commencer en 2023, à moins que la malédiction des reports ne dicte encore sa loi. En tout cas, samedi dernier, le directeur pays adjoint de la Woodside Energy, partenaire de la Société des pétroles du Sénégal pour l’exploitation du gisement, Cheikh Guèye, a fait l’annonce du démarrage prochain de la production de pétrole par le Sénégal. Cent mille barils par jour sont attendus lors de la première phase d’exploitation. Le premier baril de pétrole sénégalais est attendu en 2023, pour des réserves estimées à environ 630 millions de barils, sur le seul champ de Sangomar, une des quatre découvertes du pays.
Il y a d’autant plus lieu de s’en réjouir que les professionnels de l’économie nous apprennent que les secteurs pétroliers et gaziers devraient rapporter au Sénégal 6 à 7 % de point PIB sur 20 ans. L'enjeu étant, bien entendu, de permettre une allocation optimale des retombées, afin de financer le développement national et ainsi éviter le ‘’syndrome hollandais’’, c’est-à-dire les effets pervers engendrés par une augmentation importante des exportations des ressources naturelles au détriment des autres secteurs. Cela a été et reste la grande tragédie de la plupart des pays africains exportateurs de pétrole. Et Cheikh Guèye de rassurer que ‘’les opportunités, pour les populations sénégalaises dans cette phase d’exploitation du pétrole, sont réelles et sont de plusieurs types, en tenant compte du fait que le contenu local soit une réalité''.
Toute la question au fond est dans cette dernière proposition. Qu’en sera-t-il, en effet, du contenu local ? La part des entreprises sénégalaises, l’emploi des Sénégalais, le renforcement de leurs capacités et ceux de l’Administration publique sénégalaise totalement dépourvue en termes de connaissances pétrolières et gazières… En gros, qu’en tirera le Sénégal, hormis les juteuses ristournes qui tomberont ici et là dans les poches de quelques apparatchiks nourris au biberon de la prédation du bien public.
Autre paramètre pas moins préoccupant : l’impact environnemental et social, notamment les incidences potentielles du projet sur les activités de la pêche, qui constituent l’une des activités économiques majeures du pays.
On sait qu’en 2019, une affaire de corruption sur les contrats pétroliers opérés dans la plus grossière des nébuleuses d’Etat, avait défrayé la chronique. En réponse, le président Sall avait promulgué un nouveau Code pétrolier censé être plus respectueux des intérêts des Sénégalais. On verra, à l’épreuve de la pratique, ce que ce nouveau code vertueux modifiera dans le fonctionnement de cet univers pétrolier qui attise toutes les convoitises et qui génère parfois les pires périls.
En tout cas, sous le ciel plombé d’interrogations et de suspicions permanentes, le fleuve Sénégal roule des eaux fangeuses. Flottent en surface quelques gros scandales, épaves d’une époque pas si lointaine et, espérons-le, conjurée, qui exhibe à tous la décomposition morale et sociale de la nation.
Mais il y a aussi que les compagnies pétrolières tendent à abuser de leurs pouvoirs, confrontées qu’elles sont à l’incompétence technique et juridique de leurs vis-à-vis sénégalais, quand il s’agit de challenger leurs propositions. Sur ce terrain donc, le pays part perdant, quelles que puissent être les vertus affichées de telle ou telle compagnie pétrolière. Elles ne viennent de toute façon pas pour faire du philanthropisme et pratiquer un commerce de bisounours. Dans cet univers asymétrique où les intérêts des compagnies ne sont pas forcément compatibles avec ceux de l’Etat sénégalais, on comprend aisément qu’une extrême vigilance est de rigueur et que ce sont les défaillances qui surgissent ici qui font le lit de la corruption, celle en l’occurrence qui exploite la vénalité, l’avidité, la convoitise et la bêtise d’une toute petite minorité puissante.
Il faut donc vraiment souhaiter que le démarrage de ces exploitations ouvre, pour le pays, une nouvelle ère de prospérité. Car les reports successifs, dont le dernier était lié à la pandémie du coronavirus, ont largement affecté l’économie sénégalaise qui vivait à crédit dans l’attente de cette manne pétrolière et qui compte sur les revenus du pétrole et du gaz pour redynamiser son économie, créer des emplois et développer des infrastructures. On devra patienter, quoique fassent miroiter les ambitieux programmes gouvernementaux qui se succèdent depuis 2014, car la réalité est là, largement tributaire des rêves pétroliers : depuis 2012, la dette publique du Sénégal est passée de 42,9 à 67 % du PIB en 2020, selon le Fonds monétaire international (FMI). Cet accroissement s’explique d’abord par les investissements massifs dans des projets d’infrastructures et de développement réalisés dans le cadre du Plan Sénégal émergent (PSE), mais aussi par des augmentations de salaire en 2018 et des subventions dans le secteur énergétique. Mais les retombées du pétrole sur l’économie ne sont pas attendues avant 5 ou 6 ans…
Le pétrole : dans cette caverne qui peut aussi bien être celle d’Ali baba et les quarante voleurs que celle de la rédemption d’un pays qui en a bien besoin, il faut espérer que certains princes ne prélèvent pas déjà leur dîme. A son chevet, en tout cas, l’opinion, dépitée, mais vigilante, interroge le pronostic vital ; il semble qu’il ne soit pas tout à fait engagé. Tant mieux !.