Le viol de trop
Le sit-in organisé le samedi 3 juillet sur la place de la Nation, par le Collectif des féministes du Sénégal, a porté un projecteur de plus sur la scène obscure sur laquelle semble, depuis toujours, se jouer la tragédie des violences faites aux femmes au Sénégal, notamment celle du viol.
Certes, il eût fallu un peu plus qu’un sit-in pour éveiller les consciences, volontairement ou inconsciemment, endormies sur le sujet. Une mobilisation de toutes les rues du pays eût été d’un autre effet. Mais ce n’était point gagné d’avance, dans une société qui affiche plus de spontanéité à protéger ses violeurs qu’à les dénoncer.
Alors, la manifestation de samedi était importante à deux titres : elle brise l’omerta de l’hypocrisie qui entoure la question en contraignant victimes et bourreaux à entendre l’obscénité de leur lâcheté et la gravité de leur silence ; elle contraint une société entière à sortir du déni dans lequel elle s’est enfermée et à se contempler dans le miroir, ouvrant aux victimes, la perspective d’un autre choix que celui de l’acceptation et la possibilité de dire ‘’non !’’.
‘’Stop à l’impunité !’’, scandaient la poignée de femmes dans le silence amorphe d’une place qui a su porter d’autres causes avec la ferveur que l’on sait. Car les viols au quotidien sont bien présents dans la société et l’impunité qui les entoure est tout aussi sidérante. Le vote de la loi de décembre 2019 qui criminalise le viol, n’a rien changé à cette pandémie morale qui affecte toutes les couches sociales, qui est souvent suivie de meurtre et qui se joue très souvent à ‘’huis clos’’ dans le silence des arrangements familiaux, derrière les volets de villas cossues ou de chaumières misérables où seul parle le vice, dans le mépris le plus absolu de la femme, déshumanisée, dégradée, insultée et souillée.
Ce qui semble avoir été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est le viol d’une mineure par un jeune lycéen de 19 ans dans un lycée français de Saly. Viol audible et visible parce que perpétré dans un lycée chic par le fils chic d’une famille chic. Ce qui a soulevé l’indignation, c’est l’offense à la fille chic d’une famille chic. On n’offense pas les enfants ‘’bien’’ des familles ‘’bien’’ et ces ‘’petits meurtres entre riches’’ ne sont pas du goût d’un microcosme, généralement à l’abri des saletés d’‘’en bas’’ et qui se croit inatteignable par elles. Et la voilà qui se réveille soudain sous la lumière brutale de la réalité : le mal est partout et il prolifère partout où il n’est pas combattu, et c’est le devoir de tous de le combattre sans concession, sans peur, sans circonlocution.
Et voilà donc ce petit monde dans la rue. Le viol de la petite Louise, de surcroit nargué par son violeur, a réveillé les consciences en même temps que les indignations, mais sans réussir à emballer dans sa majorité, une société réputée patriarcale et qui concède donc aux hommes tous les outrages.
Car les Louise se comptent chaque année par milliers au Sénégal : dans la rue, au bureau, dans les champs, sur les routes, dans l’enfer des familles où ce sont les instincts des mâles qui rythment la sexualité des femmes, dans le style le plus abusif et le plus abject, l’omerta est la règle et la dénonciation une trahison.
L’hyper hypocrisie d’une société qui mutilait sexuellement jusqu’à naguère, dans l’impunité la plus convenue, ses femmes pour les priver de toute jouissance, mais dont les hommes avaient le droit de se ruer sur elles pour en tirer un plaisir expéditif et animal ; les tartufferies d’un peuple prompt à toutes les génuflexions religieuses, à tous les actes ‘’sacrés’’ et qui pratique la sexualité la plus débridée, qui a recours à la force et à la violence pour des coïts expédiés au détriment de femmes vulnérables dont il ne demande pas le consentement. Voilà les plaies les plus secrètes du Sénégal.
En 2020, 414 procédures de viol ont été enclenchées dans 12 des 14 tribunaux de grande instance du pays. Si on les compare avec les années précédentes, le viol, malgré la criminalisation, est en hausse. Et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Les féministes qui, aujourd’hui, prennent d’assaut la place de la Nation, ne nous dirons pas qu’elles découvrent le viol avec l’aventure de Louise… Trop d’années de silence ou d’indifférences (parce que la personne violée n’était pas des nôtres) ont renforcé la ‘’culture du viol’’ et alimenté l’indolence, voire la complicité judiciaire en la matière.
Aucune région sénégalaise n’échappe à cette pandémie du viol, à ce prurit de la bestialité qui semble ne se donner aucun répit. De Dakar à Ziguinchor, en passant par Diourbel, Touba, Thiès ou Matam, le mal est bien là d’une société dont les hommes ont du mal à tenir leur braguette et qui violent à tir larigot dans la complicité d’une réponse judiciaire qui rechigne à appliquer une loi acquise de haute lutte.
L’engagement que nous appelons est autant celui des pouvoirs publics que de la société civile. Campagne de prévention, de dénonciation et autres actes pour libérer la parole et dénoncer le mal, accompagnement juridique et protection : voilà le combat ! Engagement des acteurs judiciaires pour faire prévaloir une vraie justice, sans parti-pris, délestée de la loi du plus fort et des petits arrangements qui protègent les fils des puissants et voue à la honte et au désespoir les filles et les femmes des roturiers, de ceux-là qui ploient au quotidien sous le joug des caprices des nantis et de l’hyperpuissance de leurs appétences.
Samedi, les féministes ou celles qui s’en prévalent ont tiré la sonnette d’alarme, dans l’émotion d’un viol qui les blessait. Il faut qu’elles sortent de cet égoïsme pour dénoncer désormais chaque viol et porter plus haut, chaque jour, l’étendard du refus du viol et de la dénonciation d’une société qui s’est vautrée dans l’hypocrisie de ses faux principes en lâchant la bride de ses instincts.