Publié le 5 Sep 2020 - 05:53
CONTRECOUPS DE LA COVID-19 SUR LE TOURISME CASAMANÇAIS

Le cercle vicieux qui appauvrit les potières d’Edioungou

 

Réputé pour ses poteries berbères aux formes et couleurs singulières, Edioungou mérite le détour, sur la route du Cap Skirring, pour découvrir le travail de ces femmes qui perpétuent un artisanat ancestral. Cependant, la pandémie de coronavirus affecte le commerce de ces accessoires et plonge de plus en plus de familles dans le dénuement.

Reportage

De loin, ce sont des prévisions et statistiques, enveloppées dans une généralité, qui montrent que la pandémie Covid-19 va fragiliser les ménages faibles. De près, c’est un drame qui est vécu dans les villages reculés du fin fond du Sénégal dont l’écho des voix n’atteint que très rarement les sphères de décision. ‘‘Cela fait une à deux semaines qu’on se nourrit exclusivement de riz accompagné de sauce de feuilles de manioc’’. C’est d’une voix lasse, résignée et abattue que Julienne Manga fait cet aveu. Une confession qui dissipe tout le plaisir enjoué qu’on a consommé jusque-là sans modération à s’enfoncer dans les 42 km de verdure touffue qui mènent de Ziguinchor à Oussouye, avant d’atterrir à Edioungou, le village où réside cette potière.

Pour cette cheffe de famille, l’unique alternative alimentaire aux feuilles de manioc demeure la sauce à la pâte d’arachide sans l’accompagnement le plus basique qu’est le poisson. ‘‘Je n’ai pas d’argent pour en acheter. Cette maladie nous a mis dans un chaos total’’, poursuit la quinquagénaire. La maladie dont il est question est le coronavirus dont les contrecoups ont frappé de plein fouet une activité de poterie pénible, mais passionnante, et pour laquelle la bonne santé financière dépend en grande partie de l’affluence des touristes, les principaux clients.

Les beaux jours où elle recevait la vingtaine de femmes potières, qui pour apprentissage, qui pour perfectionnement dans la formation, sont révolus. Dans cette concession pleine de cases aux huttes pointues, il n’y a qu’un grand calme plat qui règne, synonyme de la morosité économique qu’elle et ses camarades et voisines potières ont apprivoisé, depuis quelques mois, de la plus dantesque des manières. Tout le matériel de travail de Julienne est confiné dans une chambre fermée à clé.

Dans ce village de Basse-Casamance (sud-ouest du Sénégal), la poterie est tout à la fois une question d’héritage, de moyen de subsistance et d’art. Dans l’imaginaire des gens du Sud, le village est automatiquement associé à la fabrication d’objets décoratifs ou utilitaires, comme les jarres, les salières, les encensoirs, les vases, les amphores, les statuettes, les cruches, les cendriers… Il est presque impossible de faire le tour d’une concession sans voir un petit atelier aménagé pour la confection de ces objets utilitaires en terre argileuse.

Pour autant qu’elles s’en rappellent, la poterie s’est transmise de génération en génération de femmes à Edioungou qui ont historiquement compté sur le troc d’abord comme moyen d’écouler cette marchandise, avant la vente formelle aux touristes occidentaux. ‘‘C’est de ces deux manières qu’on a ‘vendu’ nos objets. Soit on les troque pour du riz, du mil ou du maïs, soit c’est une interaction commerciale avec des espèces. C’est avec cet argent que nous payons la scolarité de nos enfants, leur habillement et même celui de nos maris’’, confie une autre potière, Judith Bassène.

La pandémie de coronavirus a annihilé tout moyen d’écoulement : plus de touristes avec la fermeture des réceptifs hôteliers, et plus de troc non plus, puisque les gens n’envisagent plus d’échanger des denrées alimentaires contre des objets superflus, en temps de crise sanitaire. Une tâche d’autant plus difficile que le matriarcat est très prononcé dans ce village, au point qu’en pleine année scolaire, les enfants vont voir directement leurs mères, s’il leur manque des fournitures, plutôt que leurs pères. ‘’Heureusement que les écoles sont fermées. Parce que je ne sais comment faire pour m’occuper de leur scolarité. C’est malheureux de rester sans travail. Mais nous acceptons la volonté divine’’, se résigne-t-elle.

Les forçats de la terre

Toute cette ardeur inemployée de ce mercredi 10 août, ainsi que les semaines précédentes, a servi à nous expliquer les mécanismes de fonctionnement de cette activité. Ce chômage technique est pourtant presque comme un soulagement, quand ces femmes narrent la modique somme qu’elles gagnent, à partir de 500 FCFA la pièce, par rapport à la pénibilité de leur travail.

Entre des sorties incessantes dans les bolongs alentour pour chercher la bonne terre argileuse, la recherche des coquillages pour décorer les ustensiles, le modelage minutieux dans les ateliers, le séchage qui prend des jours, le vernissage et une cuisson dans des fours traditionnels qui peuvent durer d’une heure à trois jours, il va s’en dire que cette activité est très mal rémunérée.

Après extraction des bolongs, la terre argileuse subit un processus de dessalement avant d’être mélangée à des coquillages réduits en poudre. Une technique qui a son importance, puisqu’elle permet d’éviter que les produits n’aient des bulles d’air durant la cuisson. Pour donner forme à l’argile, la potière utilise une coupelle en terre cuite pour le modelage de base, puis une planche qui va donner la régularité à la pièce. Les ficelles et bouts de plastique seront utilisés pour la finition et les arabesques sur la poterie.

 ‘’C’est comme ça qu’on fabriquait tous les ustensiles de cuisine, quand j’étais petite. On ne se rendait pas compte de la valeur de ces objets’’, déclare Rachelle Manga. En montrant fièrement une grande jarre modelée par sa grand-mère. Les autres objets anciens ont été réduits en miettes pour en fabriquer de nouveaux. En dehors de vendre à perte, les aléas du travail font que l’inexpérience ou l’inapplication se paient au prix fort. ‘’Imaginez tout le travail que nous faisons pour vendre à partir de 500 F une pièce ! L’argile est difficile à travailler. Il faut beaucoup de temps et de la patience. Parce que si la teneur du mélange n’est pas bien faite, vous perdez tous vos objets au moment de la cuisson. Tout va se casser’’, poursuit Rachelle, de guerre lasse.

40 000 pièces invendues

Rien ne présage favorablement, pourtant, que cette implacable asphyxie économique va prendre fin de sitôt pour Edioungou. Les externalités négatives de la crise sanitaire ne se dissiperont peut-être pas, d’ici un an, selon les prévisions. En juillet 2020, la Fédération des organisations patronales de l’industrie, de l’hôtellerie et du tourisme au Sénégal (Fopits) avançait une perte de l’ordre de 246 milliards F CFA uniquement sur les cinq mois, depuis la survenue de la pandémie.

Dans la foulée, le ministre du Tourisme avait annoncé, parmi une batterie de mesures, la formation des 750 mille micro-entrepreneurs pour un objectif de 17 mille emplois directs et indirects, à l’horizon 2023.

Les potières d’Edioungou, un des derniers maillons de la chaîne, vivement secouées la crise, restent perplexes devant ces chiffres et annonces mirobolants ; peut-être un peu trop habituées à ne devoir compter que sur elles-mêmes dans une activité dont les contrefaçons et la concurrence déloyale avaient sérieusement entamé le crédit.

La mère de Rachelle, Adrianne, incarne à souhait ces accrocs dus à la Covid-19. Elle s’est retrouvée avec un laissé-pour-compte d’une commande de 40 mille pièces, car le réceptif hôtelier italien qui en avait fait la demande, sans clients à cause de la crise sanitaire, ne pouvait plus honorer le paiement non plus.

‘‘Avec le corona, l’acheteur soutient qu’ils n’ont plus les moyens de le faire. Alors que nous avons dépensé notre argent, notre énergie et avons consacré du temps pour la confection. C’est dur. Je sais que ces pièces ne trouveront pas d’acheteur’’, se résigne-t-elle, sans toutefois vouloir baisser les bras. Elle espère vendre ses produits à la fin de la pandémie.

 ‘’Je sacrifie l’avenir de ma fille pour faire vivre la famille’’

L’inquiétude des femmes potières affectent non seulement les activités économiques, mais impactent aussi leurs foyers. Principales pourvoyeuses de fonds, cet arrêt forcé bloque également les conjoints dont les travaux tout aussi pénibles apportent peu au panier des devises. ‘’Elles nous sont d’un grand apport. Je ne me rappelle pas la dernière fois que j’ai payé la facture d’eau ou la scolarité de mes enfants. C’est ma femme qui le fait, grâce à la vente des objets. Nous sommes en train de tirer le diable par la queue’’, affirme le chef du village Adrien Bassène. Avant de souligner que ces femmes ont sollicité l’aide des autorités pour trouver des soutiens et des partenaires, afin de soulager le labeur de leur métier, en vain.

Le couple Sabina Diagne et Henri Sambou n’en mène pas large. Le mari pêcheur est très limité dans ses prises avec sa petite pirogue. C’est donc madame, grâce à son activité jadis fructueuse, qui tenait la baraque jusqu’à cette date fatidique du 3 mars 2020, le jour où le coronavirus fit officiellement son entrée au Sénégal. La cinquantaine de femmes de ce village refuse de céder au fatalisme, néanmoins.

Mais à urgence sanitaire, nouvelle définition des priorités. Sabina Diagne, illettrée, s’était promis que sa fille ne prendrait pas le chemin de la terre argileuse, mais trouverait sa voie dans la vie grâce à l’école.

Pourtant, elle a dû rogner sur le budget qu’elle avait jusque-là épargné pour les études supérieures de Joséphine, son ainée en classe de terminale S. Ce qui aurait dû servir de frais d’inscription à l’université de Dakar ou de préinscription dans une université occidentale, sert à faire bouillir la marmite. Pour parer au plus pressé. ‘’Je ne peux pas laisser ma famille mourir de faim. J’ai commencé à faire ses économies depuis que ma fille est en classe de seconde, donc il y a 3 ans. Mon mari n’a pas assez de moyens. Aujourd’hui, je suis obligée de sacrifier l’avenir de ma fille pour nourrir la famille. Mes commandes sont là.  J’en fais souvent cadeau aux visiteurs. C’est dur, mais ma fille comprend’’, confie cette mère de trois enfants, le visage couvert de larmes.

Quoique les meubles puissent encore être sauvés, les rêves de Joséphine de devenir médecin sont sérieusement compromis.

VIVIANE DIATTA

 

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