Une rentrée spéciale
Présidée pour la première fois par le président Bassirou Diomaye Faye, la rentrée solennelle des Cours et Tribunaux a été, hier, l'occasion de grandes retrouvailles entre les principaux leaders du régime, dont le Premier ministre Ousmane Sonko et la crème de la magistrature qu'il n'a eu de cesse de trainer dans la boue. À la place des empoignades, il y a eu surtout de chaudes poignées de main.
C'est une rentrée pas comme les autres. La première depuis que le peuple sénégalais a confié ses destinées à Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Président de la cérémonie, il avait à ses côtés les deuxième et troisième personnalités de l'État, le président de l'Assemblée nationale El Malick Ndiaye et le Premier ministre Ousmane Sonko. Tous les trois ont la particularité d'avoir été des critiques très violents contre la magistrature ; tous les trois ont la particularité d'avoir été envoyés en taule par des magistrats, dans le cadre de leur longue marche vers le pouvoir. Hier, ils ont eu droit à tous les honneurs de la République. Mais l'ombre du passé était omniprésente, non seulement dans l'enceinte de la Cour suprême, mais aussi dans les discours des différentes personnalités.
S'adressant aux acteurs de la justice, le procureur général, Jean Louis Paul Toupane, déclare : “Au quotidien, nous rendons la justice des hommes, après des jours et des nuits de réflexion, sous la pression souvent de l’urgence et toujours d’intérêts divergents. C’est une fonction dont nous nous acquittons sous le sceau d’une légitimité technique, tributaire d’un parcours universitaire et de la réussite à un concours très sélectif. Soyons-en fiers et honorés ! Mais restons toujours lucides et déterminés à ne soumettre nos actions que sous l’autorité de la loi.”
De l'avis du haut magistrat, malgré ses imperfections, la justice a de tout temps joué son rôle, y compris lors des périodes troubles. À ce propos, il a salué particulièrement la posture du Conseil constitutionnel, sans laquelle la tournure aurait pu être différente. “Vous avez accompli, au cours de l’année écoulée, votre devoir dans la consolidation de la démocratie dans notre pays, sans céder aux conspirations et provocations futiles. Vous ne vous êtes pas laissé distraire par le bruit et la fureur des âmes insensées. C’est le propre des sages. Vos décisions ont nettement fixé les limites à ne pas franchir, puis rappelé que la règle de droit, générale et impersonnelle, s’impose à tous. Vous avez délivré les Sénégalais du syndrome, tristement vécu dans certaines contrées, de la fin du mandat d'un président de la République”, poursuit le PG Toupane, saluant et félicitant les membres du Conseil constitutionnel, dont le président Mamadou Badio Camara était bien visible, assis côte à côte avec le Premier ministre Ousmane Sonko, son ancien détracteur.
“L'ombre du passé”
Pour autant, le chef du parquet n'est pas nihiliste. À l'instar de la plupart des intervenants, il admet également les insuffisances et salue l'initiative d'un dialogue pour panser le mal. Mais dans son propos, il ressort un gout d'inachevé.
Il a, en tout cas, été assez critique contre les recommandations formulées. D'emblée, il s'interroge : “Au regard du but assigné à ce forum, rendrait-on, ce faisant, la justice performante, meilleure et efficace ? À bien lire, les recommandations proviennent de conclusions qui incriminent la pratique du métier par les magistrats. Certaines critiques ou remarques adressées à la justice peuvent apparaître fondées. Mais le plus souvent, elles procèdent de simples perceptions non étayées ou de la méconnaissance de certaines procédures”.
Toutefois, s'empresse-t-il d'ajouter, “il ne nous appartient pas, en ce moment solennel, d’alimenter les débats sur les supputations entretenues çà et là. Les magistrats sénégalais sont une émanation de la nation : ils possèdent, dans leur splendeur, toutes les qualités qui nous galvanisent et nous valent l’estime et la considération des autres nations. Ils portent aussi les défauts des Sénégalais.”
Invoquant Aristote, le procureur Toupane d'interpeller la responsabilité de toute la société. Le philosophe grec, dit-il, avait raison de dire que “ce n’est pas la justice qui fait les justes, ce sont les justes qui font la justice”. “La justice n’existe qu’autant que les hommes la veulent, d’un commun accord et la font. Toute justice est humaine, toute justice est historique : pas de justice sans loi ni sans culture - pas de justice sans société”, insiste-t-il citant le philosophe André Comte-Sponville, en invitant les uns et les autres à se mettre au travail, “pour bâtir une société sénégalaise équitable et une justice au service du peuple au nom duquel elle est rendue”.
La haute hiérarchie regrette sa faible implication dans les assises
À l'instar du procureur général, le premier président de la Cour suprême est, lui aussi, revenu sur le passé de l'institution judiciaire, en particulier sur les péripéties ayant mené à l'élection du nouveau président, chef du Conseil supérieur de la magistrature. Les dernières élections, estime Mouhamadou Mansour Mbaye, ont mis à rude épreuve l'institution judiciaire. Saluant à son tour la tenue des assises, il a souligné la faible implication de la haute hiérarchie judiciaire.
“La haute hiérarchie judiciaire y a été appelée in extremis, mais pas pour y jouer un rôle de premier plan, à juste titre peut-être. Il faudrait néanmoins admettre que certaines imperfections ne peuvent être perçues qu’à l’intérieur du système judiciaire, par les hommes du métier”, fait-il remarquer d'emblée. À l'en croire, une bonne implication permettrait de mettre en exergue d'autres dysfonctionnements du système, notamment son impuissance et son désarmement face à certaines situations. “La haute hiérarchie aurait pu avouer, à ces assises, son impuissance, lors des périodes troubles, à pallier les dysfonctionnements qui peuvent affecter fortement la marche régulière de la justice ; son impuissance à redresser la barre. Nous pouvons en juger par les réalités des textes d’hier comme d’aujourd’hui”.
Souvent accusée, la hiérarchie judiciaire invite à aller voir ailleurs dans la situation des responsabilités. Car, explique le président Mbaye, “la hiérarchie judiciaire n’a aucun pouvoir juridique de proposition de nomination aux emplois judiciaires établis par le statut spécial des magistrats. Elle ne peut pas, en matière pénale, poursuivre un magistrat sans y être autorisée par le ministre de la Justice”, même la saisine du Conseil de discipline des magistrats appartient exclusivement au ministre de la Justice, a-t-il informé.
Avant d'ajouter : “Il s’avère ainsi qu’aucun levier important ni aucune initiative permettant de mettre fin à un dysfonctionnement du système judiciaire n’est confié au pouvoir Judiciaire, aux magistrats. Dans ces conditions, en cas de difficultés majeures, les regards doivent se tourner vers le ou les maîtres du jeu pour situer les responsabilités.”
Le président appelle à plus d'ouverture
Toutefois, souligne le premier président de la Cour suprême à l'endroit de ses collègues, “en tout état de cause, il mérite d’être précisé qu’en toute circonstance, le magistrat ne doit obéir qu’à la loi et à sa conscience”. Et ce n'est pas la seule doléance du premier président.
Selon lui, les assises sur la justice n’ont pas également abordé des questions importantes comme celle du protocole au niveau de l’État pour mieux situer. “... La suppression récente de deux institutions consultatives a ramené le pouvoir Judiciaire à une meilleure position, même si de notre point de vue la déclinaison de l’article 6 de la Constitution sur le plan protocolaire pourrait être mieux aménagée”, plaide le chef de l'institution judiciaire. Au terme de cette disposition, l'institution judiciaire vient en dernière position dans l'ordre protocolaire. Elle était même derrière le Conseil économique, social et environnemental, en sus du président de la République, de l'Assemblée nationale et du gouvernement.
En ce qui le concerne, le président de la République Bassirou Diomaye Faye s'est plus focalisé sur la thématique du jour. Insistant tout de même “l’importance de la justice dans la consolidation des principes fondamentaux de la République”, rappelant que la justice est le régulateur des relations entre les différents pouvoirs et les institutions, la gardienne des libertés individuelles et collectives, il a souligné que la justice est aussi le bouclier qui protège chaque citoyen de l’arbitraire.
Revenant sur le dialogue, il a justifié son choix de l'avoir voulu inclusif et participatif, avant d'inviter les magistrats à plus d'ouverture. “Le monde judiciaire a des défis immenses à relever et doit s’ouvrir au questionnement, à la remise en cause, au changement et à la modernisation. Il doit nécessairement s’ouvrir, à l’instar de tous les corps de la République, au monde extérieur, car l’exigence d’un contrat social repensé nous interpelle tous. Un système clôturé à lui-même ne permet pas de faire peuple. Gardons-nous tous de la tentation de l’entre soi et du repli”, soutient le chef de l'État comme pour répondre à ceux qui s'opposent à l'ouverture du Conseil supérieur de la magistrature à d'autres catégories socioprofessionnelles.
Diomaye d'appeler à une introspection des acteurs pour fortifier la cohésion nationale, “pour que plus jamais la récente histoire qui a traversé la période 2021-2024 ne se reproduise”.
Le droit de grève, “un droit mal-aimé” Au-delà de ces questions qui suscitent passions et divergences d'approche, les intervenants sont aussi largement revenus sur la thématique du jour, à savoir ‘’Le droit grève et la préservation de l'ordre public’’. Chargé de prononcer le discours de rentrée, le conseiller à la Cour suprême Latyr Niang a souligné l'importance du droit de grève des travailleurs, tout en relevant un certain nombre de limites qui lui ont été apportées de tout temps. “Historiquement, le droit de grève est un droit mal-aimé. Au Sénégal et dans les autres colonies de l'Afrique occidentale française, les rapports de travail étaient marqués par la négation du droit du travail, avec l'esclavage et le travail forcé’’. Selon lui, c'est dans les années 60, avec l'accession des pays à l'indépendance, qu'on peut situer la naissance du droit de grève dans des pays comme le Sénégal. “Le Sénégal indépendant, souligne-t-il, a reconnu la liberté syndicale et le droit de grève. La première était fortement parquée par le fait politique ; le droit de grève soumis aux contraintes d'un pays en développement. Soit pour limiter ses conditions d'exercice soit pour l'anéantir”. Ces limites sont d'abord apportées par la Constitution, avant même d'être étendues à travers les lois ordinaires et les décisions des juges. “Déjà, dans le cadre de la Constitution de 1959, le droit de grève doit s'exercer dans le cadre des lois qui le régissaient. Et dans la Constitution de 2001, on a ajouté la mise en péril de l'entreprise. L'ordre public est aussi une limite”, analyse le magistrat qui a relevé les nombreuses menaces contre ce droit fondamental, surtout pour les travailleurs précaires. Les limites au droit de grève Dans son intervention, le procureur général est revenu sur cet encadrement strict du droit de grève, à travers des notions comme l'’’ordre public’’, l'’’intérêt général’’, la ‘’mise en péril de l'entreprise’’... Des limites qui ont souvent servi de bases à des restrictions très sévères contre les travailleurs, comme ce fut le cas dans l'affaire Mademba Sock, à la fin des années 1990. “Le bilan social de cette manifestation fut lourd. Des dizaines de travailleurs licenciés, dont 13 délégués du personnel. Au pénal, deux travailleurs ont été condamnés en première instance pour actes ou manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique”, a-t-il rappelé comme pour mettre en exergue les menaces permanentes sur ce droit fondamental. À l'instar des autres intervenants, le chef de l'État a surtout accentué son propos sur la nécessité de garantir ce droit, indispensable pour la préservation de la dignité de tout travailleur. Toutefois, s'empresse-t-il d'ajouter, l'encadrement s'est avéré nécessaire pour que cela ne soit pas source d'anarchie. “Le droit de grève, enjoigne-t-il, ne doit entraver ni la liberté de travail ni la continuité du service public.” Les intervenants ont surtout insisté sur la nécessité d'utiliser les ressources du dialogue social, pour éviter d'en arriver à la grève qui doit être un recours ultime. |
Par Mor Amar