Les coulisses d’un choix inattendu à la tête de la CEDEAO

Contre toute attente, la présidence tournante de la CEDEAO a été confiée au président sierra-léonais Julius Maada Bio, lors du 67e Sommet de l’organisation à Abuja, ce dimanche 22 juin 2025. Pressenti ces dernières semaines, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye n’a finalement pas été désigné, malgré les espoirs nourris autour de son profil rassembleur.
À l’issue du 67e Sommet des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), tenu ce dimanche 22 juin à Abuja, capitale du Nigeria, la présidence tournante de l’organisation a été officiellement confiée à Julius Maada Bio, président de la Sierra Leone.
Le président nigérian Bola Ahmed Tinubu, en poste depuis juillet 2023, a cédé son fauteuil à son homologue sierra-léonais, lors de la cérémonie de clôture, saluant ‘’son engagement pour la stabilité régionale’’.
La CEDEAO, qui fête cette année son 49e anniversaire, tente ainsi de relancer une dynamique d’intégration dans un contexte de sécurité dégradée et de défiance accrue.
Pourtant, selon plusieurs sources diplomatiques et médiatiques, c’est le nom du président sénégalais Bassirou Diomaye Faye qui revenait avec insistance ces dernières semaines. Samedi 21 juin, le journal ‘’Africa Intelligence’’ annonçait même qu’au terme de longues consultations entre chefs d’État, un consensus s’était formé autour du jeune président sénégalais. L’information, largement relayée sur les réseaux sociaux, avait même alimenté débats et analyses sur ses capacités à incarner le renouveau de l’organisation.
Bassirou Diomaye Faye, 45 ans, élu en mars 2024, apparaissait comme un profil consensuel. Jeune, porteur d’une légitimité populaire forte et auréolé d’une image de rupture, il avait, dès les premiers jours de son mandat, entrepris des démarches de réconciliation envers les pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES), qui ont acté leur retrait de la CEDEAO. Sa proximité avec certains dirigeants militaires de la sous-région, notamment au Mali et au Burkina Faso, avait renforcé l’idée qu’il pourrait favoriser un retour progressif de ces États au sein de l’organisation ouest-africaine.
Mais contre toute attente, Diomaye Faye avait décliné la proposition en juin 2024. Selon ‘’Africa Intelligence’’, ce refus s'expliquerait par des conseils de prudence formulés par ses proches collaborateurs. Le président sénégalais, confronté à des défis internes majeurs (réformes institutionnelles, attentes sociales fortes, tensions postélectorales), aurait estimé prématuré de s’engager dans un mandat régional aussi exposé.
Pour rappel, ce retrait avait ouvert la voie à d’autres scénarios, dont celui d’une reconduction de Bola Tinubu qui avait prolongé son mandat d’un an. Pour cette session aussi, contre toute attente, c’est Julius Maada Bio qui a été investi, dans une certaine discrétion. Ce choix a surpris, tant la CEDEAO semblait chercher un leadership plus affirmé, alors que les critiques sur l’inefficacité de l’organisation fusent de toutes parts.
Crises sécuritaires, tensions électorales : une CEDEAO face à ses démons
La désignation de Bio intervient dans un contexte régional délicat. L’insécurité s’aggrave dans la région du Sahel et du lac Tchad, avec une recrudescence des attaques de groupes armés. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont en proie à une instabilité chronique. Le Nigeria, qui accueillait le sommet, est également frappé par une multiplication d’attaques meurtrières.
Dans son discours, Bola Tinubu a reconnu les "difficultés persistantes qui entravent nos aspirations", citant notamment "les menaces sécuritaires, l’extrémisme violent et les tensions transfrontalières". Un diagnostic alarmant qui donne la mesure des attentes autour du mandat sierra-léonais.
Pour la CEDEAO, la tâche de Julius Maada Bio s’annonce ardue. Il devra restaurer la crédibilité d’une institution affaiblie, bousculée par les coups d’État récurrents et les départs successifs de ses membres historiques.
En effet, l'espace ouest-africain traverse une période de turbulences multiformes, allant des menaces sécuritaires persistantes à l’instabilité électorale.
La question de la sécurité dans le Sahel et le bassin du lac Tchad reste une priorité absolue. Le retrait de certains pays de l'opération conjointe du G5 Sahel, le déclin de la coopération militaire entre pays membres et la montée en puissance d'acteurs privés comme le groupe Wagner ont profondément modifié la donne. Maada Bio devra proposer une nouvelle stratégie de sécurité régionale, à la fois plus inclusive et moins inféodée aux logiques extérieures.
Enfin, les risques d’instabilité politique sont nombreux. La Côte d’Ivoire entre dans une phase électorale sous haute tension : le président Alassane Ouattara a été désigné candidat pour un quatrième mandat en octobre 2025, alors que l’ancien ministre Tidjane Thiam, vu comme un sérieux challenger, est disqualifié pour des raisons de nationalité. La perspective d’une crise postélectorale inquiète autant à Abidjan qu'à Abuja.
En Guinée-Bissau, la situation est tout aussi préoccupante. Le président Umaro Sissoco Embaló, en fin de mandat depuis février 2025, a annoncé sa candidature pour un second mandat. Pourtant, une partie de l’opposition estime qu’il est déjà hors mandat. Les tensions sont ravivées par la dissolution de l’Assemblée nationale en 2023 et par les menaces proférées contre une mission de cette organisation, poussée à quitter le pays. La médiation y sera difficile, dans un climat de défiance.
Le Togo, quant à lui, est confronté à une crise politique d’un autre genre. La réforme constitutionnelle controversée de 2024, qui a instauré un poste de président du Conseil et permis à Faure Gnassingbé de rester au pouvoir malgré deux décennies d’exercice, suscite la colère d’une partie de la population. Les manifestations récentes et les appels à la démission du chef de l’État augurent d’un climat préélectoral tendu.
Au regard de ces énormes enjeux, la CEDEAO aura besoin d’une voix forte, capable de bâtir des ponts entre les différents intérêts nationaux. La mission de Maada Bio sera d’autant plus difficile que le leadership nigérian, historiquement moteur de l’organisation, est affaibli et que l’alternance francophone-anglophone, censée structurer les successions, n’est plus aussi respectée.
Si le retrait de Diomaye Faye a déçu certains partenaires régionaux, sa prudence pourrait s’avérer stratégique. Le temps de la reconstruction de l’interne au Sénégal pourrait préparer une relève plus sereine à l'échelle régionale.
D’ici là, Julius Maada Bio a un an pour réinventer une communauté sous régionale en perte de vitesse et dont le besoin d’un cap clair est plus urgent que jamais.
Amadou Camara Gueye