“La pensée de Serigne Mountakha mérite, à bien des égards, une étude approfondie”

Docteur Bamba Dramé est enseignant-chercheur à l’université Cheikh Ahmadoul Khadim de Touba, où il dispense des cours d’histoire de l’islam au Sénégal. Ce membre de l’institut Beytul ‘Ilm Wal ‘Irfan – structure qui a eu l’honneur d’éditer l’ouvrage du même nom retraçant la vie du khalife général des mourides – nous replonge dans le passé et le présent de Serigne Mountakha Bassirou. De son enfance à sa vie avant le califat, rien n’est laissé de côté.
Avant d’aborder le contenu du livre, parlez-nous de l’éditeur, Beytul ‘Ilm Wal ‘Irfan, et de son lien avec Serigne Mountakha ?
Beytul ‘Ilm Wal ‘Irfan – littéralement La Maison du Savoir et de la Spiritualité – est une structure scientifique créée à l’initiative de Serigne Mountakha Mbacké. Il a eu ce geste exceptionnel de céder sa propre demeure pour qu’elle serve de siège à cette institution.
Comment cette décision est-elle survenue ?
Lors d’une visite dans sa résidence située dans le quartier de Fathul Fattah en 2023, un profond sentiment de reconnaissance envers Cheikh Ahmadou Bamba a étreint le khalife. Sur-le-champ, il prit la résolution de consacrer cet appartement à Serigne Touba. Il ordonna ensuite qu’on en fasse un lieu de rencontres scientifiques, finança intégralement son aménagement et acquit un nombre important d’ouvrages pour constituer une bibliothèque de référence.
La composition de cette bibliothèque mérite cependant une attention particulière. Lorsque la liste des ouvrages à acquérir lui fut présentée, Serigne Mountakha remarqua qu’elle se composait presque exclusivement de classiques des sciences religieuses. Il demanda alors que soient également inclus des ouvrages dits al-ḥadātha (‘’de la modernité’’), englobant la philosophie, la géopolitique, les relations internationales et d’autres disciplines contemporaines.
Cette anecdote illustre de manière éclatante l’ouverture d’esprit et la curiosité intellectuelle de Serigne Mountakha. C’est ainsi qu’il confia la supervision de l’Institut Beytul ‘Ilm Wal ‘Irfan à son petit-fils Serigne Salihou Thierno, et à son fils Serigne Abdoul Hakim – auteur de l’ouvrage que nous présentons aujourd’hui.
Justement, qui est Serigne Abdoul Hakim Mbacké ?
Il est vrai que ce fils de Serigne Mountakha est peu présent dans l’espace public. Cela s’explique par le fait que son père l’a orienté très tôt vers les sciences religieuses, choix qui l’a conduit à se consacrer entièrement à l’étude et à la recherche. Depuis l’obtention de son baccalauréat, ce petit-fils de Serigne Bachir poursuit ses études supérieures au Maroc, où il a couronné son parcours par une thèse de doctorat portant sur la pensée et la vision de Serigne Mountakha pour la formation intégrale de l’être humain. Ce travail, fort de 740 pages, a déjà été validé par le jury de lecture et sera bientôt soutenu à l’université Mohammed VI de Rabat. L’ouvrage que nous publions aujourd’hui constitue en quelque sorte une extension de cette recherche doctorale.
De quoi traite précisément ce livre ?
Il s’agit d’une contribution majeure à la compréhension de la vie, de l’œuvre et de la pensée de Serigne Mountakha Mbacké, actuel khalife général des mourides. L’ouvrage se divise en deux grandes parties : l’une biographique, l’autre intellectuelle.
La première partie retrace, avec une rigueur documentée, le parcours de Serigne Mountakha : ses origines familiales, sa formation religieuse, ses voyages d’études, ainsi que le lien étroit qui l’unissait à son père, Serigne Bassirou Mbacké. On y suit son installation définitive à Touba en 1983. Dès son arrivée, il se mit entièrement au service des fils de Serigne Touba et de ses khalifes : Serigne Saliou Mbacké, Serigne Mourtada Mbacké, Serigne Bara Mbacké, puis Serigne Sidy Mokhtar Mbacké. Cette section s’achève sur son magistère actuel, illustré par de grandes réalisations : l’université Cheikh Ahmadoul Khadim, la mosquée Massalikul Jinaan, des projets éducatifs ambitieux et des initiatives humanitaires notables au Sénégal comme à l’étranger.
La seconde partie met en lumière la production écrite de Serigne Mountakha, longtemps méconnue du grand public. Ces textes révèlent un penseur profondément enraciné dans la tradition islamique, mais attentif aux enjeux contemporains : spiritualité, éthique, philosophie, entre autres.
Ce recueil rassemble plusieurs textes, dont je présenterai ici quelques-uns, accompagnés d’un aperçu de leur contenu. ‘’La vie au XXe siècle’’ : Dans ce texte d’une page, l’auteur brosse un portrait sombre du XXe siècle du point de vue spirituel. Il y démontre comment la domination d’une rationalité purement technique et la quête d’une liberté absolue ont égaré l’homme, l’éloignant de la voie de la vertu. Il conclut par une formule saisissante : ‘’Le sommet de la gloire humaine réside dans la spiritualité et la religion, son milieu se trouve dans la bonne conduite, et son bas-fond dans la liberté illusoire et l’irresponsabilité.’’
‘’Le cœur, un univers de Dieu parmi tant d’autres’’ : ici, il explore le rôle de la raison dans la quête de la vérité, l’importance de la conscience et de la réflexion pour guider l’âme, ainsi que la pratique spirituelle comme moyen d’élévation. Ce texte profond, riche en méditation, aborde la divinité, la spiritualité et les actions du cœur. ‘’Quasi-retraite spirituelle’’ : rédigé en 1973, ce court récit relate un temps de retrait spirituel, ses pratiques rituelles, ses motivations et ses effets. L’auteur y évoque un renouveau de foi qu’il a vécu, le renouvellement de son pacte d’allégeance, ainsi qu’une rencontre métaphysique avec son guide spirituel à l’occasion de ce retrait. ‘’Traité sur l’effort spirituel’’ : il y est question de décrire les ennemis intérieurs à combattre pour purifier l’âme et lever les obstacles à l’élévation spirituels, et par quels moyens le croyant peut les combattre.
‘’Le cours fugace de la vie’’ : ce texte concis décrit les étapes de sa vie structurées autour de six phases : la vie des sens (conscience de la responsabilité), la vie du retrait et du perfectionnement spirituel, la vie de l’ouverture, la vie de l’intégration totale, la vie de la gratitude envers Dieu et de la certitude spirituelle. ‘’La personnalité de notre maître Ahmad al-Khadim’’ : plutôt qu’une simple biographie, l’auteur présente la vie de Serigne Touba comme un message divin destiné à avertir, enseigner et sauver. ‘’Paroles concises sur la personnalité de Cheikh Muhammad al-Bashir’’ : ce texte détaillé retrace la vie de Serigne Bachir Mbacké, père du khalife général des mourides : sa famille, son éducation, sa relation avec Serigne Touba, ses responsabilités, ses qualités et son mode de vie.
Dans le livre, on parle de la relation particulière que Serigne Mountakha avait avec Serigne Salihou et Serigne Mourtada. Pouvez-vous revenir sur celle-ci ?
La relation entre Serigne Salihou et Serigne Mountakha était empreinte d’une grande confiance. Serigne Saliou lui confiait régulièrement des missions sensibles, comme la gestion de différends internes (notamment avec les Hizbou Tarkiya) ou la représentation auprès de chefs d’État, à l’exemple de celui de Guinée. Ce lien de confiance fut tel que Serigne Saliou demanda que sa prière funéraire soit dirigée par Serigne Mountakha. Quant à Serigne Mourtada, il donna à l’un de ses fils le nom de Serigne Mountakha en signe de considération.
Pourquoi consacrer un livre à la pensée et à l’action de Serigne Mountakha ?
La pensée de Serigne Mountakha mérite, à bien des égards, une étude approfondie. Selon Serigne Abdoul Hakim Mbacké, l’ensemble de ses écrits s’articule autour d’une vision qu’il désigne sous le nom de ‘’l’École de la sagesse vertueuse’’ (al-hikma al-mutafadila). Cette doctrine repose sur une conception globale de l’homme et du monde, intégrant la dimension psychologique, les finalités spirituelles et morales, ainsi qu’une méditation profonde sur l’éthique, la spiritualité et la quête du bonheur éternel.
Au-delà de cette richesse intellectuelle, la stature de Serigne Mountakha transcende le cadre national. Ses nombreuses initiatives humanitaires en témoignent : assistance aux sinistrés des inondations à Touba, soutien à l’État du Sénégal durant la pandémie de Covid-19, élans de solidarité internationale avec le Maroc après le séisme et avec la Turquie également. Sous son impulsion, de nombreux daara (écoles coraniques) ont vu le jour à travers le pays, consolidant son œuvre éducative, spirituelle et sociale.
Ces actions et cette vision globale lui ont valu une reconnaissance internationale : ‘’Jeune Afrique’’ l’a classé, en mai 2018, parmi les cinquante Africains les plus influents, et le Muslim 500 de Jordanie l’a inscrit parmi les 500 musulmans les plus influents au monde pour les années 2022, 2023 et 2025.
En la seule personne de Serigne Mountakha, s’incarnent l’essence même du leadership éclairé, le souffle d’un guide spirituel, la sagesse profonde d’un maître, et le refuge inébranlable d’une nation tout entière lorsque les temps deviennent âpres et les cœurs vacillent. Il est ce don précieux du Seigneur offert au Sénégal, choisi par la main divine pour clore avec majesté le premier centenaire – celui qui suivit le rappel à Dieu de Serigne Touba – et pour ouvrir, en éclat, les portes du second.
Que sa vie soit longue, à l’image de ce sourire lumineux qui irradie et embrase tout un pays, à cette clairvoyance silencieuse qui éclaire la voie de tout un peuple. Longue vie à ce fils de Bachir, source intarissable de bonheur et de joie profonde, qui habite nos âmes de son souffle apaisant. Que ce Magal inaugural du deuxième centenaire apporte gratitude et abondance en ces temps de redressement, pour que résonne à jamais l’écho de son œuvre dans le cœur de chacun.
PAR CHEIKH THIAM