"Le Sénégal affirme son rôle de médiateur sur la scène internationale"

Un an après l'arrivée au pouvoir du président Bassirou Diomaye Faye, la diplomatie sénégalaise se distingue par son engagement en faveur du dialogue et de la paix. Dans un entretien exclusif, Amadou Moctar Ann, analyste géopolitique et doctorant en science politique, décrypte les choix stratégiques du Sénégal et les enjeux de son positionnement sur les crises régionales et internationales.
Comment décririez-vous l’évolution des relations entre le Sénégal et la France au cours de cette première année ?
L'évolution des relations entre le Sénégal et la France, depuis l'arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye en avril 2024, se caractérise par une volonté de rééquilibrage plutôt que par une rupture nette et brutale. Le président Faye a certes mis l'accent sur la souveraineté nationale et a appelé à ‘’revisiter’’ les relations bilatérales, mais plusieurs éléments attestent d'une approche mesurée.
La première visite du président Faye hors du continent africain s'est d'ailleurs déroulée en France, le 20 juin 2024, à l'occasion du Forum mondial pour la souveraineté et l'innovation vaccinales. Cette rencontre avec Emmanuel Macron a permis de clarifier les principes qui guideront désormais les relations bilatérales : respect mutuel, partenariat équilibré au service des intérêts réciproques des deux peuples unis par des valeurs démocratiques partagées par un lien humain et une relation d'amitié. Cette approche a été concrétisée par la fin de la présence des bases militaires françaises au Sénégal, déjà enclenchée. Il ne faut pas non plus perdre de vue que l'introduction de l'enseignement de l'anglais au primaire, bien qu'initiée par le régime précédent, a une portée symbolique et confirme la fin du statut du Sénégal en tant que chasse gardée de Paris au regard de la langue française.
À cela s'ajoute l'absence du chef de l'État sénégalais au Sommet de la Francophonie qui s'est tenu en France en octobre 2024 (une première). On peut l'interpréter comme un détail, mais dans l'analyse diplomatique, elle compte.
Cependant, il serait judicieux de relativiser tout cela. En effet, la persistance de certains éléments de la relation franco-sénégalaise suggère une continuité plutôt qu'une rupture nette, comme l’attestent l'utilisation continue du franc CFA et le monopole des entreprises françaises dans des secteurs stratégiques, voire névralgiques, comme l’eau et les télécommunications.
Toujours dans le registre des tensions, Emmanuel Macron a exprimé son souhait de passer d'une ‘’logique d'aide’’ à une ‘’logique d'investissement et de partenariat’’ avec le continent africain. Mais ses récentes maladresses communicationnelles relatives au retrait des bases militaires françaises et certains éléments du discours du Quai d’Orsay, notamment l'appel à un ‘’réveil collectif’’ face à la concurrence d'autres pays comme la Chine ou la Turquie, peuvent être interprétés comme une forme de paternalisme postcolonial.
En somme, si la rhétorique souverainiste du nouveau pouvoir sénégalais marque une inflexion dans les relations franco-sénégalaises, les réalités économiques et les liens historiques imposent une approche pragmatique qui relève plus de l'ajustement que de la rupture.
Quelles ont été les principales initiatives prises par le Sénégal pour renforcer ses relations avec ses voisins immédiats ?
Le président Faye a fait de la ‘’diplomatie de proximité et de bon voisinage’’ une priorité de sa politique étrangère. Cette orientation s'est manifestée dès ses premiers déplacements officiels, réservés à ses voisins directs, la Mauritanie et la Gambie. Cette approche répond à plusieurs objectifs stratégiques.
D'abord, elle incarne la volonté exprimée par le nouveau pouvoir de privilégier les relations entre États africains et de faire de l'Afrique un espace d'intérêt stratégique. La visite en Mauritanie, le 18 avril 2024, a permis d'aborder plusieurs dossiers importants, notamment le projet gazier Grand Tortue Ahmeyim (GTA) que les deux pays exploitent conjointement. Ce déplacement a débouché sur la signature de plusieurs accords et protocoles d'entente dans des secteurs tels que l'agriculture, les finances, les douanes, l'élevage, la pêche et la transformation numérique.
Le séjour en Gambie, le 20 avril, s'inscrit dans la même logique. D’ailleurs, l'ambassadeur du Sénégal en Gambie, Bassirou Sène, nous l’a rappelait : ‘’Depuis l'avènement du président Adama Barrow et l'érection du pont de la Sénégambie et les bus Sénégal Dem Dikk entre Dakar et Banjul, on a senti un regain d'activité entre les deux pays.’’
En privilégiant ces relations de proximité, le président Faye établit les bases d'une politique étrangère ancrée dans son environnement régional immédiat, ce qui constitue un préalable nécessaire à une influence plus large sur la scène africaine et internationale. Elles reflètent également la volonté du Sénégal de jouer un rôle de médiateur et de stabilisateur dans la région ouest-africaine.
Comment le Sénégal a-t-il navigué dans la crise entre la CEDEAO et l’AES (Mali, Burkina Faso et Niger) ?
Le président Faye s'est rapidement positionné comme médiateur dans la crise opposant la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et l'Alliance des États du Sahel (AES), qui regroupe le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Cette posture constitue l'un des défis majeurs de sa diplomatie. Cette crise a placé le Sénégal dans une position délicate, entre son appartenance à la CEDEAO et ses affinités idéologiques avec les pays de l’AES.
Lors du Sommet de la CEDEAO à Abuja, le 7 juin 2024, le président Faye a rappelé l'ancrage du Sénégal au sein de la CEDEAO et souligné la nécessité d'éviter le retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Cette position d’équilibriste lui a permis de parler aux pays de l'AES tout en restant fidèle à ses engagements régionaux.
La tâche est cependant ardue, au vu des derniers développements. Les griefs des pays de l’AES, notamment leur rejet de l’influence française et leur quête de souveraineté, rendent toute réconciliation difficile. De plus, les dynamiques internes dans ces pays, marquées par un fort sentiment anti-français et un rapprochement avec la Russie, compliquent les efforts de médiation.
En définitive, si le Sénégal dispose d’une marge de manœuvre importante en raison de sa position diplomatique, les défis politiques et sociaux limitent ses chances de réussite. La médiation du Sénégal reste néanmoins un atout pour préserver la stabilité régionale et renforcer son leadership en Afrique de l’Ouest.
Quels sont les points positifs et les limites de cette diplomatie ?
La diplomatie mise en œuvre par le président Faye présente plusieurs points forts. Elle s'inscrit dans une vision claire qui privilégie l'intégration africaine et la souveraineté nationale. Le changement de dénomination du ministère des Affaires étrangères en ministère de l'Intégration africaine et des Affaires étrangères témoigne de cette orientation.
La rapidité avec laquelle le nouveau président a établi des contacts avec ses voisins immédiats démontre une capacité d'initiative et une compréhension des enjeux régionaux. Ces démarches ont déjà produit des résultats tangibles, comme les accords signés avec la Mauritanie et le rôle de médiateur reconnu dans la crise entre la CEDEAO et l'AES.
Le pragmatisme dont fait preuve le président Faye constitue également un atout. Malgré une rhétorique parfois critique envers les partenaires traditionnels du Sénégal, notamment la France, il a su maintenir des relations fonctionnelles avec ces acteurs tout en diversifiant les partenariats du pays (Riyad, Doha, Pékin, etc.).
Toutefois, cette diplomatie présente aussi des limites. On peut souligner la divergence entre le discours très souverainiste et très offensif du Premier ministre Ousmane Sonko et celui plus conciliant du président Faye. À titre de rappel, cette dualité contribue à ‘’brouiller les cartes’’ de la diplomatie sénégalaise. Si cela peut être un atout, car en géopolitique, il faut être pragmatique, opportuniste et être un as du camouflage, cette absence de clarté peut aussi nuire à la lisibilité et à la cohérence de la politique étrangère sénégalaise.
Par ailleurs, la découverte récente de ressources pétrolières et gazières constitue également un levier de négociation considérable. Cependant, les ambitions économiques du nouveau régime, notamment la volonté de renégocier les contrats gaziers et pétroliers ainsi que les accords de pêche signés avec l'Union européenne, risquent de se heurter à des contraintes juridiques et à des rapports de force défavorables, mais surmontables.
Enfin, la position de médiateur adoptée par le Sénégal dans la crise entre la CEDEAO et l'AES, si elle renforce son influence à court terme, pourrait s'avérer intenable à long terme, si les tensions s'accentuent.
Sur le plan domestique, cette position de médiateur peut créer des incompréhensions. Comme nous l’avions déjà exprimé, une partie de l'opinion publique sénégalaise pourrait reprocher au gouvernement de ne pas avoir adopté une position plus ferme contre les coups d'État, tandis qu'une autre pourrait critiquer un alignement trop marqué sur les positions de la CEDEAO.
Par ailleurs, la diplomatie sénégalaise pourrait davantage être évaluée à l'aune des dossiers qui se profilent à l'horizon : la posture à adopter face à la nouvelle politique étrangère de l'administration Trump-Vance, la candidature d'Amadou Hott à la présidence de la Banque africaine de développement, l'apaisement des tensions autour des ressortissants sénégalais en Mauritanie, le positionnement de Dakar sur les mandats d'arrêt de la CPI contre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant et le chef de la branche armée du Hamas, Mohamed Deif, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, la neutralité de Dakar face à une reconfiguration géopolitique mondiale qui appelle à un choix entre les camps pro- et anti-occidentaux, etc.
Au bout d’un an, on peut avancer que la diplomatie sénégalaise sous le président Faye se caractérise par une recherche d'équilibre entre continuité et renouveau, entre ancrage africain et ouverture internationale, entre souveraineté et coopération.
Cette approche, si elle présente des atouts indéniables, devra faire face à des défis considérables dans un contexte régional et international marqué par de fortes tensions.
AMADOU CAMARA GUEYE