‘’Le dialogue a échoué’’
Enfant à Ziguinchor, il préférait aller chasser des oiseaux en pleine forêt casamançaise que d’aller à l’école. Lui, c’est le président d’Afrikajom center, Alioune Tine, l’homme qui avait fondé le Vacarme Jazz, au lycée Gaston Berger, pour imiter la bande à Laba Soceh. Retour sur le parcours atypique de la figure des droits humains au Sénégal et en Afrique.
Ces dernières années, vous vous êtes beaucoup impliqué dans la crise malienne. Avez-vous des liens particuliers avec le Mali ?
D'abord, tout petit, dans les années 1960, j'ai vécu dans la fédération du Mali. Nous avons chanté l'hymne national avec un rythme qui n'était pas le même (il chante). Mon enfance à Kaolack aussi a peut-être beaucoup joué dans mes rapports avec le Mali et les Maliens. Comme vous le savez, il y a, à Kaolack, une forte communauté malienne ; il y a même un quartier dit ‘’Mbambara’’ et nous étions dans les mêmes écoles avec les enfants de ce quartier. La relation date donc de très longtemps. Mais je me suis rendu au Mali pour la première fois dans les années 1980, en tant qu'enseignant. C'était en 1986. C'était fantastique pour le jeune assistant que j'étais de me rendre dans des universités du continent pour dispenser des enseignements. Et imaginez, une fois là-bas, c'est Alpha Oumar Konaré (ancien président du Mali) qui nous invite chez lui. C'était fabuleux tout ça. Et ces rapports se sont consolidés dans le temps de manière tout à fait naturel, parce que nous sommes un même peuple. En chaque Sénégalais, il y a une part de Malien et vice-versa………….
Pouvez-vous revenir sur votre parcours académique ?
J’ai fait la CI à Saint-Louis, mais très vite, ma mère, comme à son habitude, est venue me prendre pour me ramener à Ziguinchor, où mon père, fonctionnaire, était affecté. Mais j’étais terrible. Je préférais souvent aller à la forêt chasser des oiseaux avec des lance-pierres, plutôt que d’aller à l’école. Une fois, mon père m'a surpris avec ma bande et je pense que c’est là où il s’est dit qu’il faut m’envoyer à Kaolack chez un de ses cousins, directeur d’école, sinon je risque de devenir un bandit. J’ai donc été confié à mon oncle Mansour Ba, qui était vraiment l’autorité, la rigueur personnifiée, à l’image des instituteurs de l’époque. Et c’est lui qui m’a redressé, qui m’a remis sur les rails, et en quelque temps. Pour me punir, il m’emmenait dans sa bibliothèque et c’est là d’ailleurs où j’ai eu le goût de la lecture. J’ai commencé à lire beaucoup. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup marqué et à qui j’ai donné le nom de l’un de mes enfants. L’école primaire de Ndorong porte aussi son nom. J’ai ainsi passé presque tout mon cursus à Kaolack, où j’ai obtenu le baccalauréat au lycée Gaston Berger devenu Waldiodio Ndiaye. Malgré le redressage, j’étais quand même resté un peu agité et je me rappelle, en quatrième, j’ai été expulsé pour deux jours. Parce que j’avais créé avec un petit groupe ce qu’on avait dénommé le ‘’Vacarme Jazz’’, en imitation des musiciens comme Laba Socé. Malgré tout, on a été parmi les meilleurs élèves du lycée, jusqu’au bac et on a été en France continuer nos études.
Quid de votre parcours universitaire ?
Après le bac, j’ai rejoint la France à bord d’un bateau. Le prix était à 45 000 francs. Et c’était magnifique, avec des escales à Agadir, Casablanca, c’était un voyage de 7 jours, au terme duquel on a débarqué à Marseille. Il n’y avait pas les tracasseries des visas. En France, j’étais inscrit à
Lyon II où nous avons été les premiers étudiants, parce que l’université venait d’être créée par des dissidents de Lyon III qui trouvait cette dernière trop proche de la droite. J’ai obtenu une maîtrise en Lettres modernes, une maîtrise de linguistique, mais j'ai fait ma thèse de sémiologie de la communication. J’ai travaillé sur Ousmane Sembene. Par la suite, j’ai rejoint l’université où j’ai donné des cours, jusque dans les années 2000. J’y ai enseigné la grammaire française, l'esthétique et la littérature africaine.
Finalement, êtes-vous de Kaolack ou de Ziguinchor ?
Moi je suis Kaolackois, je suis Saint-Louisien, mais je suis aussi Ziguinchorois. J’ai fait la CI à l’école Duval garçon à Saint Louis, parce que mes parents y sont originaires…. Aussi bien mon père que ma mère sont de Saint-Louis. Mais toute notre fratrie est née à Ziguinchor, où nous avons passé des années fantastiques. En plus de la forêt luxuriante, c’était une ambiance terrible pendant les vacances, avec les Touré Kounda. Il y avait une organisation dénommée ‘’La Fraternelle’’, créée par les Assane Seck, et il y avait beaucoup d’animation culturelle, musicale…. Je peux donc revendiquer pleinement ma part de Ziguinchor et de Kaolack où j’ai fait presque tout mon cursus.
Qu’est-ce qui a été le déclic de votre engagement militant ?
Je pense que quand j’ai lu le manifeste du parti communiste en classe de seconde. Cela a vraiment été un déclic. Par la suite, j’ai commencé à lire les Camus, les Malraux… Je lisais beaucoup. Peut-être sans toujours comprendre, mais cela était très important. C’est maintenant que je me suis rendu compte que le fait d’être à l’ombre d’un instituteur a aussi été pour quelque chose dans mon engagement. Je pense qu’il était au PAI. Je lisais en tout cas les tracts de ‘’moom sa rew’’. Quand j’étais chez moi à Ziguinchor, également, c’était un peu la même ambiance politisée avec les fonctionnaires saint-louisiens, qui étaient un peu comme les supplétifs de l’administration coloniale. Il y avait donc une conscience politique qui était là et qu’on a développé, par la suite, durant tout le temps où j’ai été étudiant en France, dans les années 72, 73, 74, et où j’ai été le président de l’association des étudiants sénégalais en France. J’ai aussi été membre fondateur de la Ligue démocratique. J’étais aussi dans le syndicat des travailleurs sénégalais, j’allais à ce titre souvent dans les congrès.
Quel genre de militant politique étiez-vous et pourquoi vous avez quitté la LD ?
J’étais un militant très critique. Je n’arrêtais pas de contester, d’écrire, si bien qu’on m’avait pris pour un intellectuel gauchiste. J’ai quitté la LD, en 1989, quand elle est entrée au gouvernement de Diouf. Sinon, nous étions très engagés dans les évènements de 1988. D’ailleurs, la première visite de Amath, en 1988, il est passé chez moi à HLM Grand Médine pour me remercier, quand il est sorti de prison. C’est à l’époque où nous avons réalisé ce livre (visages publics du Sénégal), qui est très important pour connaitre l’évolution de la démocratie au Sénégal.
Parlez-nous un peu de la Rencontre africaine des droits de l’homme et des grandes luttes que vous avez menées à la tête de cette organisation ?
La Raddho a été créée dans les années 1988, à la même période que le SAES. J’étais d’ailleurs le responsable du SAES à la faculté des Lettres. Quand on a fait le congrès, j’ai été élu chargé de la communication du bureau national. Nous avions fait une grande grève en 1989 et c’est à partir de là que l’enseignement supérieur a décroché. Avant, les salaires étaient misérables. En même temps, dans les années 1988, nous avons commencé la création de la Raddho. En 89-90, on a fait l’assemblée générale. A l’époque, il y avait 17 nationalités. C’était aussi des moments d’euphorie, avec la chute du mur de Berlin. Je dois dire qu’il y a eu une petite anecdote autour du nom. Nous avons voulu coute que coute avoir ‘’le Raddho’’ pour coller à l’image du radeau avec tout ce que cela symbolise. C’est pourquoi nous avions voulu mettre Réseau à la place de Rencontre. C’est Victor Sy, Malien, qui avait dit que réseau renvoie plutôt aux maçons, il faut donc changer. On a alors retenu Rencontre, mais tout en disant ‘’le Raddho’’. Pendant longtemps, on a dit le Raddho. Mais finalement, les puristes ont dit qu’il faut dire la Raddho.
Quels sont les moments qui vous ont marqué avec la Raddho ?
Avec la Raddho, quand il y a eu le premier coup d’Etat au Mali, la Raddho a organisé le train de la solidarité. On avait vu Mme Abdou Diouf qui ne parlait pas beaucoup, mais qui avait beaucoup de culture. Tout de suite, elle avait accepté de donner le coup de sifflet pour le départ du train de la solidarité. Et elle avait beaucoup contribué. Ensuite, nous avons eu à organiser les journées du réfugié africain, en organisant notamment de grandes conférences avec les Ki-ZERBO, les Cheikh Hamidou Kane, pas mal d’intellectuels du continent. Vous me permettrez de rendre hommage à des pionniers comme Waly Coly Faye à l’époque SG de la Raddho, Yoro Fall (TG), tant d’autres. En 1993, en pleine crise casamançaise, on a été jusqu’à Kaguit, grâce à nos maigres salaires. On avait loué une voiture. On a vu le Colonel Boissy qui était le commandant de zone. On lui a dit qu’on veut aller à Kaguit pour faire des investigations. A quelques km, les soldats nous ont dit : ‘’halte’’ (il crie). On s’est arrêté et ils nous ont demandé de sortir.
Pour Waly, dès qu’il a dit Waly Coly, avant de dire Faye, le militaire a fait : ‘’quoi’’ (il crie à nouveau). Waly, paniqué, s’est empressé de dire : ‘’c’est Waly Coly Faye’’. Après, ils nous ont demandé de rebrousser chemin. Et nous devions faire marche arrière sur une longue distance. On a vraiment dit Alhamdoulilah, quand on est sorti de tout ça. C’est en ces périodes qu’on a commencé à faire des enquêtes sur les crimes commis en Casamance. On rencontrait tout le monde. Et c’est à partir de là qu’on a commencé à intéresser. En 1994, on a fait un rapport sur les prisons, qu’on a eu à financer grâce aux financements de la fondation Ford, qui a eu un véritable impact, du point de vue de l’amélioration des conditions des détenus, mais aussi, des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.
Auparavant, aux élections de 93, on avait fait les premiers monitorings des élections. Et c’était encore avec nos moyens. C’est ainsi qu’on a commencé à avoir un petit nom et on commençait à nous inviter un peu partout. Et puis, en 98, la Raddho a été prix Nobel de la paix, grâce à notre travail sur les mines anti personnels. Et nous avons été des pionniers. C’était vraiment la plus grande campagne faite par des organisations qui a abouti à l’adoption de cette convention sur l’interdiction des mines et qui a fini par avoir le prix Nobel de la paix.
Quelles sont les périodes les plus noires des droits humains au Sénégal, selon vous ?
Il est difficile de le dire. La chance du Sénégal, c’est d’avoir eu le Président Senghor qui était l’un des premiers dirigeants africains à avoir cette culture. C’est quand même au Sénégal qu’on a drafté la charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Nous avons aussi eu la chance d’avoir les personnes ressources comme les Ibrahima Fall, les Kéba Mbaye, les Jacques Baudin et j’en passe. Le Sénégal a joué un véritable rôle de leadership dans le domaine de l’émergence et du développement des droits humains et de la démocratie. Il me semble que c’est cette lutte des militants politiques et des droits de l’homme, qui a fait que le Sénégal a toujours été très en avance. Je pense que le premier militant des droits de l’homme, qui a travaillé avec la Ligue française des droits de l’homme qui venait de naitre en 1914, c’est Mbaye Mbengue... Il était tout le temps en lutte avec l’administration coloniale et il gagnait. Il avait aussi beaucoup soutenu Blaise Diagne, dans sa campagne pour devenir député.
Est-ce que la traduction d’Oumar El Béchir ne reflète pas un certain échec des institutions judiciaires en Afrique ?
Si on veut regarder les pathologies de nos démocraties, parmi les défaillances, il y a surtout les institutions judiciaires. Surtout la capacité de ces institutions à juger les leaders politiques et les leaders militaires. Avec la Raddho, nous avons beaucoup travaillé avec la CPI, à partir des années 1998. J’y retrouvais deux jeunes diplomates, dont Oumar Demba Ba, l’actuel conseiller du Président, qui représentait à chaque fois le Sénégal. Il y avait aussi Mankeur Ndiaye qui a été aussi mon étudiant. Je peux donc dire qu’au départ, il y avait beaucoup d’enthousiasme pour la CPI. Malheureusement, c’est un tribunal qui n’a pas beaucoup de force. Elle est obligée de s’appuyer sur la collaboration des Etats. Ce sont les Etats africains qui estiment qu’ils ne peuvent pas juger qui y traduisent leurs citoyens. Mais, que peut faire la CPI pour les citoyens des Etats Unis…
Mais pourquoi des institutions comme les Chambres africaines extraordinaires, qui ont permis de juger Habré, ne peuvent pas aider à juger les dirigeants africains, coupables de certains crimes ?
Avant les CAE, nous avons notre Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Ce sont les autorités qui créent les institutions qui les affaiblissent. Il a fallu que la Cour condamne le Rwanda pour que Kagamé se retire ; il a fallu condamner un Béninois pour que le Bénin se retire. Même chose pour la Cote d’ivoire. La défaillance de la justice fait partie des grandes faiblesses en Afrique. Et c’est cela le problème. Il y a des crimes qui sont imprescriptibles, qu’on ne peut pas ne pas juger.
Soit vous vous donnez la compétence de le faire, soit il faut que les institutions internationales s’en chargent. Malheureusement, nous n’avons pas cette souveraineté judiciaire. Il faut savoir que la question de l’impunité est un véritable cancer. C’est un cancer pour les institutions, c’est un cancer pour la société et c’est un cancer qui nourrit la violence. C’est elle qui fait qu’on a cette spirale de violence, dans la plupart de nos pays. La meilleure façon de prévenir les conflits, c’est de construire des institutions démocratiques fortes, des institutions judiciaires fortes. C’est l’injustice qui pousse la plupart des populations à la révolte.
La Côte d’ivoire peut-elle être considérée comme un exemple de cette justice pénale internationale, avec la libération de Gbagbo ?
C’est regrettable, parce qu’il y a eu beaucoup de victimes. On dit que le dossier n’a pas été bien géré. Mais, il y a une nouvelle procureure qui dit que ce n’est pas fini et que les choses pourraient être reprises. Mais est-ce que ce n’est pas seulement politique ? Je pense qu’il faut une véritable réflexion pour repenser la CPI, mais il y a aussi une réflexion à faire sur la manière dont on doit régler définitivement le défi de l’impunité. Pour juger Habré, il a fallu plus de 20 ans de manifestation, de mobilisation, de plaidoyer. Il y a beaucoup de choses qui se passent dans le continent, mais c’est difficile à la CPI de gérer.
Dernièrement, vous avez demandé, avec d’autres organisations, une libération pour motif humanitaire pour Habré. Certains vous ont demandé pourquoi Habré et non les autres ?
Habré, parce qu’on a été saisi pour ce dossier. J’ai été saisi par le Calife Thierno Madany, j’ai aussi été saisi par la femme de Habré. Nous ne demandons pas la libération définitive de Habré. Nous sommes dans une période de pandémie. Habré faisant partie des personnes vulnérables, il faut aménager de sorte à protéger sa vie. D’abord, pour qu’il purge sa peine, il faut qu’il soit en vie. Aussi, les détenus ont des droits. Nous avons agi pour Habré, parce qu’on a été saisi. Avant lui, on l’avait fait pour Béthio Thioune qui nous avait saisis et nous avait dit qu’il est malade.
On avait agi, et l’Etat est sorti pour dire que c’est un détenu comme tout le monde. Nous avions dit : oui, mais si un détenu est malade, il faut protéger sa vie. Par la suite, on s’est rendu compte de ses comorbidités que le plateau ne pouvait pas régler au Sénégal. Finalement, l’Etat est tombé d’accord. Nous ne nous focalisons donc pas sur Habré, les détenus, quel que soit ce qu’ils ont fait, ils ont des droits à la dignité, aux soins, à la vie et même à vivre dans des lieux décents. Cela dit, je pense qu’il nous faut aussi nous mobiliser pour l’indemnisation des victimes. Il faut que l’UA respecte et fasse respecter la décision. Oui, il y a la condamnation pénale, mais, il faut aussi procéder à l’indemnisation des victimes.
Quels sont les points faibles des droits humains au Sénégal. ?
Le grand problème qu’on a c’est les libertés de manifester, mais cela commence à évoluer. Il y a aussi le cas des activistes que l’on arrêtait souvent pendant 6 mois, maintenant, c’est en 24 heures. Il y a donc eu une amélioration. Il y a une opinion qui se développe et il faut s’en réjouir, de même que le développement de l’activisme. Là où j’attire l’attention, parce que je viens du Mali, et j’attire l’attention et de l’Etat et de l’opposition, des médias et de la société civile, c’est que nous avons besoin d’un Etat fort. Travailler à avoir un Etat fort qui n’écrase quand même pas le peuple, c’est un débat que l’on doit mener ensemble, pour avoir un consensus sur la question. Il ne s’agit pas seulement d’une autorité par la répression, il s’agit d’une autorité morale, basée sur une justice impartiale, avec des organes de régulation qui fonctionnent. Que ça soit les régulateurs des élections, de la corruption… Cela a fait tomber des Etats, des armées. Il nous faut retravailler le concept d’Etat. Je ne parle même pas d’Etat de droit, parce que là où il n’y a pas d’Etat, on ne peut parler d’Etat de droit. Il faut ensuite travailler sur le concept d’Etat de droit.
Il faut savoir que nous n’avons pas toujours vécu dans un Etat de droit. C’était la colonisation, ensuite le colon est parti en nous mettant des dictateurs, des partis uniques. Nous avons connu une parenthèse avec les transitions démocratiques, entre les années 90 et 2010. Et puis, on est retombé, malheureusement à un moment où il y a une explosion de ressources et où l’Afrique de l’ouest devient une convoitise. A la fois des multinationales et des groupes armés. On est donc pris entre le marteau et l’enclume. On a besoin de se rassembler, d’être unis, de regarder collectivement les défis, de voir comment les prévenir, comment les combattre. Pas seulement sur le plan national, c’est certes important. Mais il est tout aussi important d’avoir une vision régionale et une réponse régionale des crises régionales que nous avons. Parce que la crise de la démocratie est régionale, la crise de la sécurité est régionale, la crise de l’Etat de droit est régional.
Au Sénégal, on a une vision extrêmement étriquée de la démocratie qui se résume aux élections. Et nous n’arrivons pas à le faire dans la paix. On passe notre temps à discuter, alors qu’il nous faut réfléchir d’abord. Il faut voir qu’est-ce qui ne va pas ? Est-ce que la régulation fonctionne ? Regardez aujourd’hui, tout le monde parle, sauf la Cena. Qu’est ce qui est arrivé à la Cena ? Quand on a un système qui dysfonctionne, qui produit de la violence, si vous ne vous arrêtez pas pour régler ce qui ne va pas, vous allez perdurer dans les violences, les contestations… Et c’est ce qui nous arrive.
Vous revenez du Mali, quelle est la situation là-bas ?
C’est très important de prendre exemple sur le Mali, qui est notre miroir. Nous connaissons les mêmes crises. Au Mali, elles se sont exacerbées. Quand on a des partis dont l’objectif est de prendre le pouvoir et de se partager les postes et les ressources, ensuite, d’affaiblir tous les organismes de régulation, c’est l’œuvre des politiques, on produit une perte de confiance. Les éléments extérieurs arrivent et basculent une bonne partie de la population. On a alors des insurrections. En réalité, il n’y a plus de sens dans la politique, c’est pourquoi, il y a un leadership religieux. Tout le monde ne comprend pas et n’interprète pas l’islam comme il faut. Aujourd’hui, c’est un ressort qui est cassé. J’ai rencontré la société civile et quand je leur parle, ils me disent avoir peur par rapport à tout ce qu’ils voient. Par exemple, quand il y a une femme au gouvernement, si un leader estime qu’elle est trop féministe et demande qu’on la démette de ses fonctions, le lendemain, on la fait partir. Il faut régler la question des élections.
Au Mali, c’est après des élections législatives au cours desquelles, il y a eu des fraudes qu’il y a eu le coup d’Etat. Ce dernier a mené à un autre coup d’Etat. Je ne peux pas énumérer tous les problèmes du Mali. Tous les jours que Dieu fait, il y a des morts par cinquantaine. Les djihadistes ne sont plus très loin de la capitale. Et dans la plupart des capitales régionales, comme Gao, les gens ne peuvent plus rien faire. Des djihadistes contrôlent au Mali des mines d’or, les exploitent.
Au plan régional, l’Afrique ne bouge pas tellement, de même que la CEDEAO. Dans les faits, l’Union africaine s’est affaiblie. La CEDEAO s’est beaucoup affaiblie comme organe de régulation. Il faut comparer ce qui s’est passé au Libéria et en Sierra-Léone ; comment les troupes de l’Ecomog (ndlr Ecowas Ceasefire Monitoring Group en anglais, Groupe de la Cedeao chargé du contrôle et de la mise en œuvre du cessez-le-feu, en français), avec d’autres troupes ont permis de régler le problème. On ne peut pas le faire au Mali, c’est énorme, ni au Niger ou au Burkina Faso. Alors qu’aujourd’hui Iyad Ag Ghali, très triomphaliste, dit ouvertement qu’il cible les pays côtiers. Et on attend. Je pense qu’il faut tenir un sommet extraordinaire sur la question de la sécurité au moins dans la sous-région. Il faut également avoir une stratégie sécuritaire ouest africaine. Il faut réfléchir sur comment combattre les Djihadistes.
La Force Barkhane le faisait et a décidé d’arrêter pour voir comment créer une force avec l’Union européenne. Les Africains eux se contentent de regarder comment les autres s’organisent pour venir les aider. Il faut une grande armée africaine pour combattre les Djihadistes. La plupart des soldats africains sont à la Minusma. Cette dernière est une force de maintien de la paix. Le Mali est une digue qui a commencé à se casser, depuis 2012. La situation n’a eu de cesse de se dégrader, depuis cette date. On ne voit pas une riposte ou une attitude à la hauteur des menaces qui sont régionales. Des menaces régionales qui appellent des réponses régionales. Mais rien n’est fait dans ce sens.
Il est vrai que le Président Macky est en train de faire énormément d’efforts au niveau des frontières. Mais cela ne suffit pas. Il y a eu des tirs à Kayes, il y a quelques jours, et des Sénégalais y étaient impliqués. Les Djihadistes sont à nos frontières. Il ne faut pas attendre qu’ils viennent. Il faut s’organiser. Que cela soit au Mali, au Burkina Faso, il faut une réponse régionale.
Est-ce à dire que les militaires ont échoué ?
En tant qu’expert, je ne peux m’exprimer en ces termes. Je dois les soutenir, c’est-à-dire leur montrer que le problème est là. Au Mali, au moins, la transition a un plan d’action gouvernementale. Le premier axe de ce plan est la sécurité. Au Mali, nous avons un ministre de Réconciliation nationale. Il est très structuré avec une application intelligente de l’Accord d’Alger. C’est une très bonne chose qu’il commence à le faire. Aujourd’hui, c’est la défaillance totale de la classe politique qui a amené cette crise. En réalité, on n’a pas vu les choses venir. Quand une démocratie est malade, elle ne se soigne pas par une dictature. On doit se demander ce qui n’a pas marché. A partir de cette réflexion, on essaie collectivement de trouver des remèdes assez intelligents. S’il y a des sacrifices à faire, on les fait. Mais il est évident que les mesures autoritaires ne marchent pas.
Où en sont les autorités par rapport à la feuille de route de la transition ?
Ils sont en train de l’appliquer. C’est ce que j’appelle le programme d’action gouvernementale et le premier ministre a d’ailleurs fait sa déclaration de politique générale. Je pense que c’est un plan bien pensé, assez cohérent. S’il y a un soutien de la communauté internationale, cela peut aboutir à des résultats, même si c’est dans le court terme. C’est un plan très ambitieux qui comporte aussi bien la sécurité que les questions de l’impunité, de développement, de réconciliation, de paix, etc.
Comment les avez-vous trouvés les détenus politiques ?
J’ai pu, effectivement, rencontrer le Président Ba Ndaw et Moctar Ouane et j’ai pu discuter avec les autorités qui sont en train de prendre des mesures assez concrètes pour permettre la libération et du Président et de Ba Ndaw. Il y a un comité de suivi qui travaille d’arrache-pied pour la libération de ces deux. Ba Ndaw est un philosophe avec beaucoup d’humour, très croyant aussi. On a beaucoup discuté. Moctar Ouane m’a expliqué la situation. Je pense que tous les deux veulent en finir avec cette situation presque intenable, très rapidement. Ce n’est pas facile, il faut le reconnaitre.
Des Sénégalais sont souvent cités dans les organisations djihadistes qui opèrent dans la sous-région. Avez-vous perçu cette réalité sur le terrain ?
Depuis longtemps ! J’ai commencé à travailler sur ces questions en 2009 avec la crise nigériane. J’étais au Burkina, quand il a fallu signer les premiers Accords. J’ai rencontré les Touaregs qui m’ont dit que tous les pays de l’Afrique de l’Ouest sont dans ces organisations. Il m’a montré la photo d’un traducteur qui est sénégalais. C’était en 2012. Les Sénégalais sont dedans. On le sait. Il ne faut pas avoir peur de le dire. Il y a ici des cellules dormantes. On n’a pas besoin de dire que cela se passe à tel endroit. Dans certains quartiers, en observant comment d’aucuns s’habillent et se comportent l’on comprend. Quand je suis allé au Burkina, en 2014, ça n’avait pas encore commencé et que j’ai observé ce qui s’y passait, j’ai dit au Président d’Amnesty Burkina que le pays allait avoir des problèmes. Je connais bien ce pays. Quand il y a eu des problèmes, j’étais là-bas, mais les gens ont été surpris par ce qui s’était passé. Les autorités n’étaient pas bien préparées. Mais aujourd’hui, sur le plan régional, les gens ne sont pas préparés. Les expériences du Mali, du Niger et du Burkina Faso montrent que l’Afrique de l’Ouest n’est pas bien préparée.
Le Sénégal est-il un miracle ou bien c’est juste qu’il n’est pas encore dans le plan des organisations ?
Il n’y a pas de pays miracle. Quand les gens veulent vous attaquer, ils le feront. Ils ont été capables d’attaquer les USA, la France, la Belgique, pourquoi pas nous. Il nous faut nous organiser au plan régional, avec une stratégie sécuritaire beaucoup plus offensive que ce nous avons, aujourd’hui en Afrique de l’ouest, pour nous prémunir. C’est ce qui est en train de se faire au Mozambique. Pour nous, il faut que des pays comme le Maroc, l’Egypte, l’Algérie commencent à s’impliquer, parce que ce sont les premiers à être affectés. Il nous faut prendre le lead de cette affaire.
Que reste-t-il de l’esprit du 23 juin ?
Il en reste beaucoup. Cela évolue et se nourrit par autre chose. Ce n’est pas un paquet qui reste. Ce qui s’est passé au mois de mars dernier permet de constater qu’on a transmis quelque chose. Avec cette chose-là, il y a les réseaux sociaux qui se sont ajoutés, ainsi que la pandémie et ses effets, de même que le chômage. On a ainsi une crise sociale extrêmement profonde. Nous avons également une crise du sens. Il faut faire extrêmement attention avec cette dernière. Les Djihadistes ont gagné la guerre du sens. Ici, si on ne fait pas attention, on risque de perdre la guerre du sens. Il faut que les intellectuels soient beaucoup plus présents. Il faut que les journalistes aussi soient beaucoup plus présents et dynamiques. On construit les Etats par la tête.
Des membres du mouvement sont accusés aujourd’hui de défendre des thèses contraires à celles que défendait le mouvement jadis…
Il ne faut pas arrêter l’effet du mouvement du 23 juin à des acteurs. Il y a des idées, des valeurs portées par le mouvement du 23 juin et qui sont restées. On a des acteurs qui vieillissent et qui deviennent beaucoup plus vulnérables et qui se disent que c’est le moment où jamais. Il faut les comprendre. Ils sont des êtres humains. Même nous, avons été très vulnérables. Faire le militantisme vous rend vulnérable. Moi, à l’université, en dépit de tout ce que j’ai fait, j’ai fait l’objet d’une interdiction professionnelle. Les gens ont décidé de suspendre mon salaire, en 2005, alors qu’ils savent que je pouvais bien aller travailler ailleurs. On m’invite dans les universités américaines, française, etc. Quand on coupe votre salaire, on vous rend vulnérable. Quand on est dans la dissidence, on est dans l’opposition. Le premier des problèmes est social, comment assurer le manger, par exemple. C’est cette vulnérabilité qui fait que les gens changent de position. Il faut changer cela. Ce n’est pas parce que vous avez vos valeurs, vos idées qu’on doit vous exclure de la société. Il faut une véritable démocratie qui permette la contre-démocratie, qui nourrit la démocratie. C’est la dissidence qui permet à la démocratie de vivre et de se développer.
Parlez-nous de votre arrestation pendant les évènements de 2011-2012 ?
On avait l’intention de passer la nuit à la Place de la Nation. C’était le jour de la délibération du Conseil constitution. On était contre et on faisait un grand meeting. Les autorités ont organisé le sabotage. Au moment même où je devais prendre la parole, il y a eu des jets de pierres. Ils ont cassé des voitures. Parmi ces dernières, celles de Tanor et du Président Macky Sall. Après les jets de pierres, c’était la débandade. Après les gosses sont allés en ville. Il y a eu un policier mort. Nous avons demandé à nous réunir pour évaluer la situation. Nous voulions aller à la Raddho, mais c’est Jean Charles Tall qui m’en a dissuadé. On est alors allé chez lui. Je suis rentré chez moi vers 5H du matin. A 7H, dix éléments de la Bip sont venus chez moi. J’ai dit à ma femme de leur dire que je n’étais pas là. Ce qu’elle fit. Ils sont restés postés devant chez moi. J’ai appelé Boucounta Diallo. Il est venu chez moi et s’est arrêté devant les gens de la Bip. Je suis venu devant eux et je me suis mis en costume cravate et je suis entré dans sa voiture. Boucounta m’a demandé d’éteindre mon téléphone et je ne l’ai pas fait. Boucounta m’a amené chez lui à Fass. J’ai dormi là-bas et j’ai pu manger. C’est au moment de prendre le thé que les éléments de la Bip se sont présentés devant nous. Boucounta a appelé en direct la radio Walfadjri.
Après, il s’est entretenu avec le patron de la Bip, Idrissa Cissé. Il a dit à ses éléments de laisser Boucounta amener lui-même son client. Quand je suis arrivé, j’ai dit à Idrissa qu’il me fallait dormir, parce qu’étant très fatigué. Il m’a dit qu’il n’y avait pas de problème. Et le soir, lui et un autre ont commencé à m’interroger. A un moment donné, il parait qu’il y a eu une manifestation pour me faire libérer, cela a créé la panique. J’ai été transféré clandestinement la nuit même au commissariat de Hann. Le lendemain, on m’a ramené, les enquêtes sont faites. La première fois que j’ai été arrêté, ils m’ont mis dans le violon avec pleins de gosses. Il n’y avait pas d’espace. J’étais là où les gens urinaient. J’ai dormi debout jusqu’au matin. Je suis retourné à la Dic ; les gens ont été très corrects, très humains.
A l’époque, le Procureur Ousmane Diagne a écrit pour dire qu’il n’a pas été saisi et qu’il ne faut pas lier mon arrestation à ce qui est arrivé au policier. Il a écrit cette lettre au procureur général. Tout ce qui a été fait, lors de mon arrestation, était illégal. C’était la décision d’Ousmane Ngom. 48 heures après mon arrestation, le commissaire est venu me dire que j’étais puissant, parce que c’est le Quai d’Orsay qui demandait ma libération immédiate et sans condition. Vers 20H, ils m’ont libéré. Je suis rentré, parce que cette arrestation n’avait aucune base légale.
C’était une question de mandat, aujourd’hui une autre question de mandat se pose, comment comprenez-vous cet éternel recommencement ?
Ce n’est même pas une question de Constitution. On n’a pas besoin de l’interprétation de la Constitution, après tout ce qu’on a vécu. C’est cela la Constitution vivante. L’élection présidentielle était comme un référendum en 2012, pour ou contre le troisième mandat. Les gens qui voulaient un troisième mandat ont été battus. Quand on fait une Constitution, c’est pour entériner tout ce qu’on a vécu ensemble. C’est ce qui a amené le ‘’nul ne peut…’. Je ne pense pas qu’on puisse revenir dessus. C’est l’éthique politique, le respect de la parole donnée. Cela compte. En Occident, les gens ne se posent même pas la question.
Vous avez eu à en parler avec le Président Sall ?
Pas beaucoup. Le Président MAcky Sall, on se parle bien. C’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup de respect et qui me considère un peu comme son ‘’grand’’. Je suis de par mon statut de personne de la société civile, la contre démocratie. C’est des institutions qui ne sont pas écrites. Mais en réalité, s’il a beaucoup d’estime, c’est ce que je représente en tant que personnalité de la société et membre d’une institution contre démocratique. Si je change, je pense que je vais perdre son estime et c’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’estime.
Le landerneau politique est en ébullition avec le problème des certificats de résidences. N’est-ce pas un échec du dialogue politique ?
Je me dis que nous avons un système qui dysfonctionne et qui produit souvent de la tension, de la discorde, des conflits. Aujourd’hui, ce à quoi je pense est comment repenser tout ce système, de guérir ses pathologies. Je me dis autant les responsables de l’Etat que ceux de l’opposition doivent revoir un tout petit peu leur attitude.
A quoi a servi le dialogue ?
Le dialogue a échoué. Avec tout ce que cela a donné, aujourd’hui, cela va nous mener vers des tensions en 2024. Il faut, d’une manière ou d’une autre, reprendre là où ça s’est gâté pour produire du consensus pour éviter un 2024 catastrophique. Il n’est pas trop tard pour le faire. Cela requiert du côté du pouvoir et de l’opposition qu’ils se fassent violence. C’est extrêmement important. Nous n’avons pas besoin, par nos attitudes et la politique, d’affaiblir davantage un Etat qui est aujourd’hui très affecté par la pandémie et Delta. On ne prend pas conscience de son impact. Ce moment doit être un moment de conscience collective et voir comment désamorcer les bombes à retardement de 2024.
Quel est votre point de vue sur les cas Karim Wade et Khalifa Sall ?
Le Chef de l’Etat a l’initiative politique. Il devrait faire en sorte qu’ils reviennent. Si des fragments de la société ne se sentent pas représentés, cela peut amener des catastrophes. Les faire revenir contribuera à la consolidation de la paix dans notre pays. Le Sénégal en a besoin.
Vous êtes pour ou contre le Pass sanitaire ?
Je suis contre un pass sanitaire. Je fais de la sensibilisation pour la vaccination. Mais, je pense qu’il faut laisser les gens choisir d’aller se faire vacciner ou pas, parce qu’il y a trop d’incertitudes sur tout. Je dis quand même que pour se protéger, il faut se vacciner et respecter les gestes barrières.
BIGUE BOB ET MOR AMAR