Publié le 14 Jul 2020 - 02:07

La loi sur le domaine national, le problème ?

 

En juin 2019, un rapport de la Banque mondiale se penchait sur la nécessité d’adapter la loi 64-46 du 17 juin 1964 à la situation économique moderne, dans un souci de parallélisme entre les exploitations familiales et les investissements agro-industriels.

 

LAMINE DIOUF

La gestion des droits fonciers dans le monde rural sénégalais repose encore sur un cadre juridique établi depuis l’Indépendance et sur un système de tenure coutumière que le dispositif légal n’a pas supprimé. Les détails sont expliqués dans un rapport de la Banque mondiale intitulé ‘’Support to Senegal Rural Land Policy ASA’’ (P164820), ‘’Moderniser le foncier rural’’, produit en mai 2019. La note rappelle que dans le cadre de la loi sur le domaine national, les communes se sont vues attribuer sous le contrôle du corps préfectoral la gestion de la zone des terroirs du domaine national, soit 95 % des terres du Sénégal. Ce dispositif a été complété par la mise en place de commissions domaniales, mais aucune mesure d’accompagnement (outils, formation) n’est venue le soutenir et sa mise en œuvre imparfaite a pu favoriser des pratiques clientélistes.

Les conseils municipaux sont donc autorisés à délibérer des affectations de terre qui consacrent un droit d’usage personnel, ni cessible ni transmissible, théoriquement limité aux seuls membres des communautés rurales. Autrement dit, aucune transaction foncière directe (héritage, vente, morcellement, location) n’est permise par le cadre légal actuel. L’attribution de droits réels reste une procédure réservée exclusivement à l’Etat. Toute personne qui désire un titre foncier ou un bail doit requérir l’immatriculation du terrain au nom de l’Etat, puis procéder à un transfert de propriété (titre foncier) ou à un démembrement de la propriété acquise à l’Etat (bail emphytéotique, droit de superficie). Et en milieu rural où l’administration foncière dispose d’effectifs restreints, cette procédure relativement longue et coûteuse n’a été mise en œuvre que pour un nombre limité de terrains.

Ainsi, ni la faible capacité des communes en gestion foncière ni l’envergure actuelle de l’Administration ne permettent l’enregistrement des droits sur le sol à grande échelle.

Dans le contexte économique actuel, avec les grands aménagements hydro-agricoles, les extensions urbaines et le développement de l’agro-industrie, les transactions foncières sont devenues monnaie courante et participent au développement d’un marché foncier non documenté, en marge du cadre légal, expliquent les experts de la Banque mondiale. Le flou autour de la loi sur le domaine national complique les opportunités d’investissements publics ou privés. Il entretient un climat conflictuel : compétition pour l’accès à la terre, contestations d’investissements souvent qualifiés d’accaparement de terres. A l’image de ce qui s’est passé à Fanaye, Mbane, Gnith, Doddel, Demette ou Diokoul, en ce qui concerne l’agribusiness ou celui de la centrale à charbon de Sindou pour le secteur de l’énergie.

Le PSE pour enfin trouver une solution ?

Après les échecs des nombreuses tentatives de l’Etat, la relance de la réforme foncière est annoncée parmi les orientations du Plan Sénégal émergent (PSE, 2019-2023). Le gouvernement du Sénégal reconnait l’accès au foncier comme étant l’une des conditions de l’émergence économique et entend réformer le secteur foncier au cours des cinq prochaines années. Il y est prévu de matérialiser un cadastre universel, d’accélérer la sécurisation du foncier en milieu rural à travers l’octroi de titres de propriété et de finaliser la dématérialisation du livre foncier électronique.

Le PSE envisage ainsi un ensemble d’actions prioritaires entre 2019 et 2023. Il s’agit de ‘’la transformation graduelle des droits d’occupation actuels des ruraux en droits réels, ce qui permettra un certain niveau de transférabilité contrôlé du foncier tenant compte de la nécessité de protéger les zones pastorales, halieutiques et forestières, l’investissement dans les instruments de gestion foncière par les services domaniaux, la recherche du juste équilibre entre la gestion des collectivités territoriales et la supervision des transactions foncières par l’État central, et la poursuite de la rationalisation de l’inscription au registre foncier urbain’’.

Il s’agit de créer un environnement favorable à l’investissement des exploitations familiales et agro-industrielles, au développement du crédit grâce à des garanties bancaires par document foncier et à une fiscalité foncière au bénéfice du développement des collectivités locales.

Toutefois, il faudra concilier des objectifs différents selon les groupes d’acteurs. Les éleveurs entendent maintenir l’accès aux espaces vitaux pour l’élevage ; les collectivités souhaitent conserver la compétence de gestion locale telle que définie par la loi de 1964, tandis que le secteur privé espère disposer plus facilement de terrains alloués par l’Etat et ne plus avoir à négocier avec les riverains et les titulaires de droits initiaux.

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Le foncier de la discorde

Et si l’affaire Babacar Ngom n’était que la face visible de l’iceberg ? Partout sur le territoire national, des terres sont en train d’être soustraites du domaine national en vue de leur immatriculation, d’abord au nom de l’Etat, ensuite au bénéfice de particuliers, nationaux comme étrangers. Avec l’accroissement de la population, ce sont des générations et des générations qui risquent ainsi d’être sacrifiées. L’ancien conseiller d’Abdou Diouf, Amadou Tidiane Wane, sonne l’alerte.

MOR AMAR

Le génie sénégalais avait pourtant trouvé une solution géniale pour concilier modernité et tenure coutumière de la terre par les populations. Par la loi 64-46 du 17 juin 1964, le Sénégal prenait la décision historique d’inscrire sous le régime du domaine national plus de 95 % de ses terres. Ancien conseiller d’Abdou Diouf en développement rural, ancien président du comité ayant en charge les 240 000 ha du delta du fleuve, Amadou Tidiane Wane affirme avec force : ‘’Comme on dit : les terres du domaine national sont imprescriptibles et inaliénables. Il est totalement impossible de prendre une délibération au profit d’un particulier, de la transformer en bail en vue de donner un titre définitif à ce même particulier. C’est pourquoi je dis que Babacar Ngom est passé totalement à côté. Sur les terres du domaine national, on ne peut disposer que de l’usufruit en vue de l’exploitation. Et il y a des conditions pour en être bénéficiaire. Il faut, d’abord, habiter dans la commune ; ensuite, il faut une mise en valeur des terres. Enfin, on ne peut en faire un titre foncier. C’est interdit par la loi 64-46 sur le domaine national ainsi que le décret 78-12.’’

Récemment, lors du 31e Congrès des notaires d’Afrique, le président de la République faisait la révélation suivante : ‘’Plus de 90 % des alertes de conflit qui lui parviennent sont relatives au foncier…’’ Mais il serait illusoire de penser que ce problème date de son règne, ni même de celle du président Wade. L’ancien conseiller de Diouf rapporte : ‘’J’ai tellement souffert de ce problème. Surtout dans le delta où Oumar Khassimou Dia était PDG de la Saed. Il avait pris 25 000 ha pour les donner à des inspecteurs généraux, des gouverneurs, des hauts fonctionnaires, des ministres, des gens qui n’étaient même pas de la région… Quand j’ai été président du Comité après-barrage, j’ai dit qu’il faut tout récupérer et les rendre aux populations. Ces terres n’appartiennent même pas à l’Etat, mais à ces communautés. En Conseil des ministres, le président nous a donné raison et toutes les terres ont été restituées à qui de droit.’’

Oui à l’exploitation, mais non à la privatisation

Quid de l’immatriculation des terres du domaine national au nom de l’Etat ? Pour Amadou Tidiane Wane, l’esprit du DN est surtout de réserver ces terres au bénéfice exclusif des communautés. L’Etat, estime-t-il, ne doit pouvoir les immatriculer à son nom que s’il justifie d’un intérêt public. ‘’Si l’Administration a immatriculé ces terres en vue de les donner à un quelconque particulier, elle a outrepassé la législation. L’Etat ne peut immatriculer les terres du domaine national que pour un projet d’intérêt public. Une route, un hôpital, une école, quelque chose qui va appartenir à l’ensemble de la population. On ne peut immatriculer pour un intérêt privé’’, persifle-t-il.

Ainsi se pose la question de la définition de l’intérêt public. Est-ce qu’un projet qui peut avoir des retombées sur le plan économique ne peut pas être considéré comme un projet d’intérêt général ? A en croire l’ancien ministre, c’est : ‘’Non, non et non !’’ Il explique : ‘’J’ai eu un cas comme ça. Vous rappelez-vous de Cheikh Hamidou Kane, Ministre du Plan ? Il avait voulu, avec des Américains, quand il n’était plus ministre, un projet de 3 milliards qui s’appelle… Le principe était d’importer des fœtus américains, de faire des inséminations artificielles sur nos vaches. C’était vers les années 88-89. Par la suite, ils ont voulu avoir un ranch pour leur activité. Ils ont demandé 14 000 ha dans la communauté rurale de Ross Béthio. J’ai refusé catégoriquement.’’

De la nécessité d’inclure les communautés dans les projets

Finalement, l’option qui a été retenue, après moult conciliabules, a été de leur attribuer l’usufruit sur 1 000 ha. En même temps, le ‘’super ministre’’ avait promis d’augmenter la superficie au fur et à mesure du développement du projet. Et tout cela était assorti d’une condition : ‘’Qu’il y ait dans le projet des populations de Ross Béthio.’’ Monsieur Wane d’ajouter : ‘’J’ai eu à faire la même chose à un marabout à qui on avait attribué plusieurs ha dans le Podor. Après avoir pris le dossier, j’ai fait une note au président pour lui dire : ‘Monsieur le Président, aucune loi, encore moins la Constitution, ne vous donne le droit d’attribuer des terres du domaine national à un privé.’ Ça faisait deux ou trois lignes. A l’époque, Collin était parti ; il y avait André Sonko. Quand il l’a vue, il m’a dit : ‘Mais c’est trop court pour s’adresser au président.’ Je lui ai répondu : André, c’est ma note. Je t’en prie.’’

Sous Wade, alors qu’il était membre de la Commission de réforme foncière présidée à l’époque par Serigne Diop, il lui avait clairement signifié qu’une refonte du domaine national en vue de sa privatisation générerait des conséquences inimaginables. ‘’Pour moi, c’est perdre son temps que de vouloir changer cela. Oui, il faut une mise en valeur de la terre certes, mais on n’a pas besoin de donner des titres fonciers à des privilégiés. A l’époque, j’avais dit à Serigne Diop : Si jamais on touche à ces terres-là, il va y avoir de ces révolutions incalculables. Après 4 ou 5 ans, il a laissé tomber. C’est ça le génie sénégalais. Les terres du domaine national sont inaliénables et imprescriptibles. Malheureusement, les gens veulent tout bousiller et privatiser la terre. Ce qui risque d’entrainer des conflits dans notre pays’’.

SAINT-LOUIS

Le Pdidas, l’exemple d’un cadre rural ‘’réussi’’  

L’expérience du Projet de développement inclusif et durable de l’agribusiness au Sénégal (Pdidas) en matière foncière a permis d’assurer aux ruraux des papiers sécurisés.

Depuis 2016, le Projet de développement inclusif et durable de l’agribusiness au Sénégal (Pdidas) a développé des actions pilotes qui fournissent les bases d’un cadastre rural. Neuf bureaux fonciers ont été installés dans les communes autour de Saint-Louis et du lac de Guiers. Ils sont chargés de procéder à la délivrance de ‘’titres d’affectation’’ conformément à la législation en vigueur sur le domaine national. Cette opération, démarrée en 2017, répond à une demande pour mieux formaliser les droits d’usage. Ces droits, habituellement consacrés par de simples délibérations du conseil communal, font désormais l’objet d’une procédure plus rigoureuse avec enquête de terrain systématique, cartographie des parcelles, contrôle par une commission ad hoc, inscription dans un registre spécifique, contrôle-qualité, intégration dans un système d’informations foncières et attribution d’un Nicad (numéro d’identification cadastral).

Cette opération a rencontré un vif succès : 23 000 demandes ont été déposées auprès des 9 communes en moins d’une année. En octobre 2018, 7 000 parcelles totalisant 28 000 ha ont fait l’objet d’une enquête et la moitié d’entre elles sont inscrites dans le registre communal. Près de 3 000 terrains ont déjà fait l’objet d’une délibération dite ‘’sécurisée’’, compte tenu des différents niveaux de contrôle -par la Direction générale des Impôts et des Domaines (DGID) et les services préfectoraux - liés à cette nouvelle procédure. En parallèle, la DGID et ses services régionaux de Saint-Louis ont commencé un découpage des territoires communaux en sections cadastrales afin de permettre l’attribution de Nicad.

Ainsi, cette opération participe d’une opération cadastrale en milieu rural, qui combine la capacité d’intervention locale des collectivités et la compétence technique des services de la DGID. Certains maires, élus dans des localités situées hors de la zone d’intervention du Pdidas, ont souhaité être également équipés d’un bureau foncier.

Source, Banque mondiale

 

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