Amadou Ba valide l'amnistie

Alors qu'elle était censée apaiser le cœur des victimes, satisfaire les exigences de nombre de Sénégalais qui s'étaient insurgés contre la loi portant amnistie des crimes ayant eu lieu lors des troubles politiques préélectoraux entre 2021 et 2024, la loi Amadou Ba n'a réussi qu'à ressusciter les controverses.
La montagne accouche d'une toute petite souris. Ceux qui s'attendaient à l'anéantissement de tout ou partie de la loi d'amnistie avec la fameuse “loi Amadou Ba” risquent de vite déchanter. Alors que ces derniers s'attendaient surtout à une révision qui ouvre la voie à des poursuites contre les coupables de certains crimes, le nouveau texte n'a finalement fait que confirmer l'ancien, conformément à toute loi interprétative.
Dès l'exposé des motifs, le député décline clairement son ambition. Il ne s'agit ni de changer le contenu du précédent texte encore moins d'annuler ses effets. “La présente loi interprétative vise à clarifier le sens et la portée de certaines dispositions de la loi antérieure, notamment en ses articles 1 et 3 puis adapter le corpus juridique interne aux conventions internationales auxquelles le Sénégal a adhéré et qui s'imposent au législateur”, souligne le député de Pastef.
À lire la nouvelle loi qui a été présentée hier en Commission des lois, il faut retenir qu'en fait, elle ne nous apprend pas grand-chose sur l'ancienne. De quoi s'agit-il concrètement ? Amadou Ba explique : “Le champ d'application de la loi était restreint aux seules infractions qui répondaient à une motivation politique ou celles commises en lien avec l'exercice d'une liberté politique. La volonté du législateur n'a donc jamais été de laisser impunies des infractions de droit commun, sans aucun lien avec une motivation politique.”
Le deuxième point soulevé par le parlementaire, c'est que l'amnistie ne vise pas à priver les victimes de leurs droits. Il insiste : “La loi d'amnistie n'a pas entendu exclure de son champ d'application la prise en charge des droits des victimes par le biais d'une indemnisation juste et équitable, indépendante de la possibilité d'une mise en jeu de la contrainte par corps.”
L'effet boomerang
Enfin, le spécialiste de la majorité présidentielle a tenu à relever l'obligation pour ladite loi de se conformer aux conventions internationales auxquelles le Sénégal a adhéré. “C'est, en effet, le cas de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984. Le principe de la prohibition de ces crimes relève du jus cogens en ce qu'il est opposable erga omnes et ne peut faire l'objet d'amnistie”, a-t-il précisé.
À vrai dire, tout ceci était déjà très clair avec l'ancien texte. Il était déjà très clair que ce qui était visé, c'était les infractions ayant des motivations politiques et qui se sont produites entre février 2021 et mars 2024 ; que l'amnistie ne remettait pas en cause les droits des victimes à réparation ; mais aussi que les crimes punis par le droit international ne sauraient être concernés par ce dispositif.
La grande question que soulevait la loi d'amnistie reste donc entière, à propos du champ d'application de la loi. Est-ce que les crimes de sang sont concernés ou pas ? La loi originelle, tout comme la loi qui l'interprète, laisse un boulevard au juge qui sera chargé de fixer ce qu'on entend par motivation politique.
Est-ce que le manifestant qui a mis le feu à un bus et a provoqué la mort d'hommes ou de femmes peut bénéficier de l'amnistie ? Dans quelle mesure le policier ou gendarme qui tue une personne sur le théâtre des opérations est couvert par l'amnistie ? Les juges seront appelés à apprécier au cas par cas.
Ce que dit la loi Amadou Ba Il résulte de l'article 1er de la loi interprétative introduite par le député Amadou Ba, “qu'au sens de l'article 1-de la loi n°2024-09 du 13 mars 2024, sont amnistiés, de plein droit, tous les faits susceptibles de qualification criminelle ou correctionnelle, ayant exclusivement une motivation politique y compris ceux commis par tous supports de communication, entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024, tant au Sénégal qu'à l'étranger. Ainsi, les faits se rapportant à des manifestations ne sont compris dans le champ de la loi que s'ils ont une motivation exclusivement politique”. Aux termes de l'article 2, “l'amnistie entraîne, sans qu'elle ne puisse jamais donner lieu à restitution, la remise totale de toutes les peines principales, accessoires et complémentaires ainsi que la disparition de toutes les déchéances, exclusions, incapacités et privations de droits attachées à la peine”. Quant à l'article 3, il précise : “Au sens de l'article 3 de la loi n°2024-09 du 13 mars 2024, l'amnistie ne préjudicie ni aux droits des tiers ni aux droits des victimes à une réparation. La contrainte par corps ne peut être exercée contre les condamnés ayant bénéficié de l'amnistie, si ce n'est à la requête des victimes de l'infraction ou de leurs ayants droit.” La nouvelle loi interprétative précise, par ailleurs, que “les contestations relatives à l'application de la présente loi d'amnistie sont jugées par la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Dakar, dans les conditions prévues par l'article 735 du Code de procédure pénale”. |
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AVIS D'EXPERT AVEC AMADOU KHOMEINY CAMARA
‘’La loi d'amnistie était déjà assez claire à mon avis. L'interprétation ne règle pas le problème”
En fait, tout ceci était bien prévisible, si l'on en croit de nombreux experts du droit. Juriste interne et doctorant en droit privé, Amadou Khomeiny Camara a tenu à rappeler la vocation d'une loi interprétative. “Comme son nom l'indique, une loi interprétative tend à éclairer et à interpréter une autre loi.
Par conséquent, elle rétroagit pour éclairer une ancienne loi déjà en vigueur”, souligne le juriste.
À ceux qui proposent d'exclure de manière claire et précise les crimes de sang du champ de l'amnistie, M. Camara invite à distinguer interprétation et modification. “On ne peut, sur la base d'une loi interprétative, bouleverser carrément l'économie d'une loi. La modification d'une loi est distincte d'une loi interprétative qui se limite à interpréter seulement la loi ancienne. Cela suppose que l'ancien texte soit obscur. Ce qui n'est pas, à mon sens, le cas de la loi sur l'amnistie”.
Pour ces raisons, ils sont nombreux, les juristes, à penser que la seule chance qu'il y avait pour ouvrir la voie à des poursuites, c'est d'abroger purement et simplement le texte. Le débat, à propos de l'abrogation, c'est de savoir s'il peut produire des effets rétroactivement. Les juristes ont des points de vue divergents sur la question.
Guy Marius Sagna propose un amendement
Les réactions n'ont pas manqué, à la suite de la présentation de la loi interprétative en commission à l'Assemblée nationale. Et elles fusent de tous bords politiques. Du côté de la majorité à laquelle appartient le député Amadou Ba, c'est Guy Marius Sagna qui donne le ton. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne semble pas totalement satisfait.
Saluant l'initiative prise par son collègue, il déclare : “Pour rendre la future loi beaucoup plus intelligible et ne pas permettre à des criminels d'échapper à la justice, je vais proposer un amendement afin que son article premier soit réécrit ainsi qu'il suit.” Le député de préciser : “Les crimes de sang, les cas de torture et les traitements et autres peines cruels et dégradants sont exclus du champ d'application de la loi d'amnistie.”
TAS contre toute justice ou abrogation à double vitesse
À l'obstacle juridique et technique que risque de rencontrer une telle disposition, il faudra ajouter celui politique. D'ailleurs, le député non-inscrit Thierno Alassane Sall ne s'est pas empêché de monter au créneau pour porter la réplique. “Une amnistie sélective, selon lui, est pire qu’une amnistie totale, car elle établit une distinction entre bons criminels et délinquants (ceux ayant une motivation politique) et mauvais criminels et délinquants (les autres)”.
Réitérant son souhait de voir l'amnistie disparaitre, il déclare : “Abroger partiellement, rapporter, interpréter, réécrire… La terminologie change, mais la volonté reste la même : Pastef prône une justice à deux vitesses. L’amnistie doit être abrogée purement et simplement. C'est une demande populaire, c'est également la seule condition pour une stabilité nationale.”
Dans une précédente sortie, il alertait sur une grosse farce perpétrée par Pastef avec cette loi interprétative.
IBOU SANÉ, EX-DÉTENU
“L'interprétation actuelle semble aller à l'encontre des principes...”
Certaines victimes ont aussi exprimé leurs préoccupations par rapport à la nouvelle loi. Pour Ibou Sané, ex-détenu, “la loi d’amnistie, dans son essence, devrait viser à apaiser les tensions sociales, à favoriser la réconciliation nationale et à garantir que les personnes injustement persécutées pour leurs opinions ou leurs actions politiques puissent retrouver leur place dans la société. Cependant, l’interprétation actuelle de cette loi semble aller à l’encontre de ces principes fondamentaux”.
En effet, souligne M. Sané, “plusieurs ex-détenus politiques et leurs familles ont fait part de leurs inquiétudes quant à l’application restrictive de cette loi, qui pourrait les priver de leurs droits légitimes à la réhabilitation, à la réinsertion sociale et à la reconnaissance des préjudices subis. Cette situation risque non seulement d’aggraver les souffrances de ces personnes, mais aussi de saper la confiance des citoyens envers les institutions chargées de garantir la justice et l’équité”.
Fort de ces constats, Ibou Sané exhorte le président de la majorité “à porter cette question devant l’Assemblée nationale et à œuvrer pour une révision de cette loi d’interprétation, afin qu’elle respecte pleinement les droits des ex-détenus politiques et qu’elle réponde aux aspirations de justice et de réconciliation du peuple sénégalais”.