L’Afrique désenchantée de Ken Bugul
Septième roman de l'écrivaine Ken Bugul, La Pièce d’or se présente comme un conte des temps modernes qui évoque la désillusion des Africains après 40 ans d’indépendance. L’exode et l’exil volontaires sont devenus les aspirations d’un peuple qui n’attend plus rien de ses dirigeants, dans une ville surpeuplée et polluée, où la foi en des lendemains meilleurs demeure, malgré tout, symbolisée par une mystérieuse pièce d’or. EnQuête revisite ce roman, en prenant prétexte de la 13e Foire internationale du livre et du matériel didactique (FILDAK) qui se tient du 16 au 22 décembre, à Dakar.
L’errance. C’est devenu une nouvelle forme de vie. Pas même de survie. Car ce peuple déshumanisé a perdu ce reste de dignité qui lui ferait garder son statut d’hommes. Les errants. C’est le nom que le narrateur donne à cette population constituée d’hommes et de femmes qui pensaient trouver une vie meilleure dans la capitale. A ceux-là, s’ajoutent les mendiants, les ''talibés'' et des familles entières sans domicile.
Toute une partie de la population que la pauvreté a transformée en peuple errant. Ils sont de plus en plus nombreux et de plus en plus invisibles aux yeux de leurs congénères qu’ils sollicitent à longueur de journée. L’indifférence ou l’hypocrisie ont rendu ces derniers mal voyants face à ces hommes, ces femmes et ces enfants qui suscitent leur pitié, mais encore plus leur mépris. Voici campé le décorum de La Pièce d’or, septième roman de l'écrivaine Ken Bugul, qui se présente comme un conte des temps modernes qui évoque la désillusion des Africains après 40 ans d’indépendance.
En quittant son village natal de Birlane, Ba’Moïse, le père de Moïse, était loin d’imaginer qu’il allait devenir un des errants. Le jour où il se décide à prendre l’Horaire (transport en commun) et d’aller à Yakar (l’espoir), il a entraîné sa famille dans la déchéance. Moïse, son fils aîné, brillant élève, était l’espoir de la famille. Son autre fils, Zakaria (Zak), voue quant à lui une admiration sans borne à ce frère, l’intellectuel de la famille. Moïse est devenu professeur mais demeuré rebelle et contestataire, dont les idées revendicatrices lui vaudront d’être radié de la Fonction publique, anéantissant ainsi son avenir et l’aide qu’il aurait pu apporter à sa famille.
Cette capitale, Yakar, alimente tous les fantasmes et renferment les attentes de tout un peuple qui croyait qu’avec le départ des ''anciens occupants'', dans les années 60, les ''nouveaux occupants'' allaient enfin améliorer leurs conditions de vie. Face aux errants, pauvres, déboussolés qui n’invoquent plus ni Dieu ni saint pour implorer une aide improbable et une mansuétude longtemps disparue, se dressent les occupants. Riches, ils ne manquent de rien car ils ont tout, en excès : l’argent, la bonne chair, les belles villas, les voitures dernier cri.
Leurs enfants fréquentent les meilleures écoles à l’étranger pour revenir diplômés et occuper les meilleurs postes. Une minorité qui se réfugie dans leurs quartiers résidentiels, des sortes de bunker, à la propreté scintillante. Loin, très loin de cette montagne d’ordures dont ils feignent d’ignorer l’existence et qu’ils ont créée en grande partie.
Cette ''montagne sacrée'' à son tour nourrit ce peuple errant qui vit à ses pieds en récupérant de ce tas d’immondices ce qui peut encore l’être. Jusqu’au jour où ''le bruit lourd et sourd qui montait des entrailles de la terre'' finit par devenir de plus en plus assourdissant, tel un monstre endormi qui menace de se réveiller, affamé, la gueule ouverte et prêt à tout engloutir. Seule la pièce d’or pourrait le calmer et rétablir l’ordre des choses. Le partage des richesses accaparées et confisquées par cette minorité. Néanmoins, le peuple n’aspire même pas à la richesse ou au pouvoir, mais juste à un minimum de dignité et à une vie décente.
Espoirs trahis
La démarche littéraire de Ken Bugul est des plus originales pour dresser le tableau de quarante ans de l’après-indépendance en Afrique. A travers une écriture parfois redondante, style de l’auteur, le texte laisse échapper des accents de révolte, d’indignation, de lamentation, de résignation et d’interpellation, sur fond de nostalgie des années 60, période idéalisée. Celle-ci offrait une sorte de refuge devant un présent insupportable. Avec son lot de malheurs et de valeurs qui s’effritent, comme les aspirations qui fondent sous le soleil et se décomposent tels les déchets de la ville qui s’accumulent sur la ''montage sacrée''. La pollution, la gestion des ordures, l’urbanisation anarchique dans une ville étouffante, gangrenée par la misère sont évoquées. Vouloir y échapper, c’est tenter de partir vers ce Nord, idéalisé tout comme cette capitale, broyeuse d’espoirs.
Mêlant plusieurs références à la religion hébraïque et le mythe du ''Keul'' (écuelle) du Kondorong (génie nain), qui apportait la richesse infinie à celui qui saurait se l’approprier, Ken Bugul rappelle les aspirations d’une Afrique trahie par tous où l’espoir demeure malgré tout. Les chapitres portent le nom de personnages emblématiques qui servent de référence. Contemporains ou disparus, ils ont tous en commun cette volonté de résister envers et contre tout et tous, pour servir leur idéal. Qu’ils s’agissent de Cheikh Anta Diop, de Thomas Sankara, des Frères Cabral, de Cheikh Ahmadou Bamba ou de Nelson Mandela, etc., tous ont eu un combat à mener et y ont consacré leur vie.
Quant au personnage central du roman, Ba’Moïse, il pourrait représenter l’Afrique, par allégorie. Toute sa vie il aurait voulu être quelqu’un d’autre : ''Il n’avait peut-être pas été à la hauteur de ce qu’il devait être, de ce qu’il voulait être.'' ''Qui voulait-il être ? (…) L’homme n’en avait jamais parlé. Il vivait avec son sentiment.'' Comme le continent qui a subi drames et désillusions. Tout comme chaque personnage du roman représente également l’Afrique. Un continent aux figures multiples, tantôt résigné comme la femme de Ba’Moïse qui laisse Gorgui Diène abuser d’elle. Ce dernier, sous ses dehors de victime, exploite son monde de la pire des manières.
Mais aussi une Afrique tantôt idéaliste, comme Moïse, figure de l’intellectuel africain, nourri d’idéologies étrangères, mais qu’il ne peut appliquer à son cher pays et à son continent. Comme s’il s’était égaré dans les labyrinthes de ses théories révolutionnaires. Et Zak, son petit frère, qui voudrait agir sans savoir comment et qui disait ''Moïse est la parole. Moi, je suis l’action''. Mais aussi tous les autres, même la danseuse, seul personnage peut-être heureux du récit, face aux autres, torturés et tourmentés, amoureuse de Moïse.
A travers eux, l’auteur semble adresser un appel à l’Afrique, un continent qui doit prendre son destin en main, enfin, et se réapproprier son passé, son présent et son futur. Un appel qui finira par être entendu, laisse croire le narrateur. Tant que la pièce d’or existera ou tant que l’espoir nourrira l’action.
Ken Bugul, La Pièce d’or, Editions Ubu. 314 pages. Janvier 2006.