Péril sur la souveraineté

Pendant que les médias locaux sont de plus en plus étouffés et harcelés par les nouveaux gouvernants, les médias étrangers arrivent massivement et renforcent leur présence à Dakar et dans la sous-région. Zoa, Al Jazeera, Russia Today, Radio Chine Internationale, TRT... c’est le grand rush des médias internationaux, annonciateur d’une lutte d’influence épique en terre ouest-africaine.
C’est une grande offensive des médias internationaux sur la place dakaroise et ouest-africaine. Après Russia Today (RT), qui a sensiblement renforcé ses équipes ces derniers temps, c’est au tour de France Médias Monde de faire sa mue pour se repositionner dans un environnement en pleine mutation.
Avant-hier à Dakar, le groupe éditeur de France 24 et de RFI a baptisé en grande pompe son tout dernier né. Il s’appelle Zoa, il est 100 % numérique, et il se réclame panafricaniste. Zoa, d’après la présentatrice Juliette Fievet, c’est une équipe de 26 personnes de 12 nationalités différentes, réparties dans 11 pays.
La PDG de France Médias Monde, Marie-Christine Saragosse, est revenue sur la philosophie de ce nouveau produit : « C’est un espace de liberté et d’exigence, parce que c’est quand même RFI-France 24 qui ont apporté leurs savoirs pour créer quelque chose qui n’a rien à voir », a-t-elle expliqué.
Une lutte d’influence
En misant sur les supports numériques – Facebook, YouTube, Instagram et TikTok –, le nouveau produit de France Médias Monde vise particulièrement les jeunes. « C’est une rédaction de jeunes Africains, qui s’adressent à de jeunes Africains, qui font tomber les frontières invisibles entre les pays d’Afrique, qui vont avoir un espace pour dire ce qu’on n’entend pas forcément ailleurs… Là, ils vont avoir leur voix. Parce que Zoa, c’est leur voix, leur média… », lance Mme Saragosse.
Pour capter le public jeune, Zoa va traiter, en sus des thématiques sociétales, le sport, la culture, les initiatives citoyennes, l’entrepreneuriat, la santé, les diasporas… Il sera aussi question de fact-checking avec Zoa-checking, mais pas de politique, ont renchéri le rédacteur-en-chef Kaourou Magassa et son adjoint.
Cette nouvelle naissance de FMM arrive dans un contexte marqué par une forte offensive russe dans toute l’Afrique de l’Ouest et au-delà. Après avoir conquis les marchés malien, burkinabè, nigérien et centrafricain, la chaîne russe RT ne cache plus son ambition pour Dakar.
Selon nos informations, ils ont même entamé des démarches auprès du ministère de la Communication pour obtenir certaines autorisations, et la procédure est très avancée. Déjà, les Russes ont une équipe renforcée, dirigée par l’ancien directeur général de l’Agence de presse sénégalaise Thierno Amadou Sy. « Avant, c’était juste des correspondants, mais aujourd’hui, ils ont des rédactions dans le pays », confie un interlocuteur.
Réseaux sociaux et jeunesse : ces terrains de lutte entre puissances
Dans leur contenu éditorial, on note surtout de grandes interviews avec les plus hautes autorités du Sénégal : Yacine Fall (à l’époque ministre des Affaires étrangères), Daouda Ngom (Environnement), Jean-Baptiste Tine (ancien ministre de l’Intérieur), Dr Alioune Dione (Microfinance), Serigne Gueye Diop (Industrie et Commerce), Aminata Touré (Haut représentant du président de la République)...
À l’image de Thierno Amadou Sy, RT mise surtout sur l’expertise locale, avec des journalistes talentueux qui connaissent très bien le contexte. En sus des grandes interviews, la chaîne accorde une attention particulière aux sujets qui mettent en exergue la face obscure de l’Occident et en particulier de la France.
Par exemple : massacre de Thiaroye, sujets mémoriels, bases militaires. Elle vend aussi l’idée d’une Afrique meilleure et qui progresse à travers des émissions taillées sur mesure… Ici, on ne fâche surtout pas le gouvernement, et c’est un atout non négligeable.
La démarche a en tout cas fait mouche auprès de la population jeune, en particulier dans les pays du Sahel et en Centrafrique. Dakar semble donc une autre étape où les Russes comptent encore bousculer leurs concurrents français, qui essaient de résister avec leurs renforts.
Et les jeunes sont des cibles bien privilégiées chez les uns comme chez les autres. À Zoa, on tente de mettre en avant le professionnalisme, la rigueur et l’indépendance éditoriale, loin de cette guerre d’influence. « On a certes les gènes et la rigueur professionnelle de France Médias Monde auxquels on tient, mais on fait nos choix tout seul, on choisit nos sujets et on les traite comme on veut. On fait également nos conférences de rédaction et on décide de notre démarche éditoriale », avait relevé la rédactrice en chef adjointe lors de la cérémonie de présentation.
Cela dit, il ne faut pas se leurrer. Ces médias portent aussi l’agenda de leurs bailleurs ou promoteurs. C’est soit la propagande pure, soit la production d’un contre-narratif. Sous ce rapport, les réseaux sociaux et les jeunes constituent des terrains de jeu très fertiles.
TRT et RCI : une offensive plus discrète
Chez les Chinois, la stratégie semble un peu différente. De près d’une vingtaine de personnels il y a quelques années, la rédaction de Radio Chine Internationale s’est dernièrement séparée de plusieurs de ses éléments. Le modèle chinois, jusque-là, explique un de nos interlocuteurs, est un peu plus discret. « Radio Chine ne fait presque pas de reportages ou ne traite pas l’actualité chaude… Elle est surtout dans la production d’émissions et la veille. Par exemple, quand il y a une information véhiculée susceptible de ternir l’image de la Chine, elle peut faire des articles pour donner un contre-narratif », explique une source qui a travaillé dans la boîte.
À noter que la chaîne turque TRT française et Al Jazeera sont aussi de plus en plus bien représentées à Dakar et dans la sous-région. TRT, par exemple, a fait un grand bond en avant, avec notamment deux Sénégalais qui travaillent à Istanbul pour la chaîne. En Guinée aussi, ils ont recruté un correspondant guinéen pour mieux couvrir le pays. La chaîne turque est ainsi présente dans de nombreux pays de la sous-région, où elle essaie aussi de renforcer sa position.
Pendant ce temps, les médias locaux ne cessent, eux, de péricliter. Étouffés économiquement par le nouveau régime, de plus en plus de médias peinent à payer même leurs salaires. Privés de tous leurs moyens de subsistance, ces médias perdent de plus en plus leur place. Une place qui pourrait bien être gagnée par les médias internationaux, de plus en plus intéressés par l’Afrique de l’Ouest et la place dakaroise. Ils offrent en même temps une alternative aux jeunes talents de la presse, qui peuvent y trouver des emplois bien plus décents et rémunérateurs.
Par Mor Amar