Publié le 9 May 2019 - 11:30
PORTRAIT CHEIKH BETHIO THIOUNE

Le marabout atypique

 

Atypique, moderne, grand intellectuel, religieux controversé, Cheikh Béthio Thioune aura marqué son époque. Qui est-il ? D’où vient-il ? Comment en est-il arrivé à ce stade ? ‘’EnQuête’’ vous retrace l’itinéraire d’un ‘’marabout’’ pas comme les autres.

 

Premier jour de ramadan. Pendant que Dakar vaque tranquillement à ses occupations habituelles, Cheikh Béthio Thioune, à Bordeaux, rend son dernier souffle. Un tout dernier soupir, devrait-on dire. Plus jamais, on n’entendra cette voix rauque à la tonalité unique. Plus jamais, on ne verra les envolées endiablées du religieux atypique, déambulant à gauche et à droite devant ses fidèles en délire. ‘’Drôle’’ pour certains. ‘’Satanique’’ pour d’autres. Cheikh Béthio n’aura laissé personne indifférent. Il est simplement exceptionnel, aux yeux de ses disciples qui lui vouent un amour inconditionnel. ‘’Oui, il chante et danse, n’ont-ils jamais cessé de se réjouir, pour remercier Dieu, Serigne Touba et son guide Serigne Saliou’’. Malgré ses 80 ans et sa maladie, la nouvelle de sa disparition a surpris plus d’un Sénégalais.

Depuis quelque temps, en effet, il était sur toutes les lèvres. Partisans et pourfendeurs s’en donnaient à cœur joie, suite à sa condamnation par la Chambre criminelle du tribunal de grande instance de Mbour, à 10 ans de prison. Réjouissance pour les uns. Tristesse et désolation pour les autres. Sur son lit d’hôpital, nul besoin de dire son supplice, au vu des titres et commentaires le traitant de tous les noms d’oiseaux, comme un vulgaire assassin. Lui qui, longtemps, a été adulé, à la limite vénéré par certains, s’est retrouvé, du jour au lendemain, comme un homme à abattre. Sans compassion aucune ! On en arrivait à se demander si c’est le présumé criminel qui pose problème ou simplement le religieux peu orthodoxe dont on l’a toujours accusé.

A ses détracteurs, il ne répondra point. En effet, au moment où les passions se déchainaient sur sa personne, son ‘’barbarisme’’, ses ‘’péchés’’, sa ‘’maladie imaginaire uniquement inventée pour se soustraire de la justice’’… le cheikh, discrètement, se retirait du monde des vivants. Sans crier gare ! Le suprême jugement, le seul qui soit infaillible, est passé par-là.

Condamné à 10 ans, ses biens placés sous séquestre, Béthio ne vivra pas davantage, ici-bas, une humiliation certaine. Avec peut-être des huissiers qui se dépêcheront chez lui, se précipiteront de le jeter dehors lui et sa progéniture, lui ôteront meubles et immeubles qu’ils se partageront avec les familles des victimes des meurtres barbares de Médinatoul Salam.

Ainsi se referme une page de sa vie bien remplie. Lui, l’unique cheikh du défunt khalife général des mourides Serigne Saliou Mbacké. Hier encore, à l’annonce de la nouvelle de sa mort, la toile s’est enflammée. Encore les sympathisants. Encore les détracteurs. Entre, d’une part, ceux qui lui vouent un amour incontrôlé et ceux qui le haïssent de manière viscérale, le cheikh n’aura jamais fait l’unanimité.                             

Avec sa disparition, certains s’attendaient, pourtant, ne serait-ce qu’à un tout petit peu de compassion. Mais que nenni ! Même dans sa tombe, il est pourchassé, jeté dans la boue. ‘’Bonne nouvelle’’, se sont réjouis les plus sarcastiques. Et d’autres de l’envoyer tout bonnement en enfer. Comme s’ils en étaient les maitres ou confidents du Tout-Puissant et Miséricordieux.

Pendant ce temps, à Mermoz, Médinatoul Salam et Dianatoul Mahwa, famille et proches vivent leur deuil. Dans la douleur certes, mais aussi dans la ferveur. Avec la foi en bandoulière. Etreints, certains tentent de voir les choses du bon côté. Le cheikh, pensent-ils, retrouve enfin la paix de son âme. Lui l’accusé de meurtre le plus célèbre par les temps qui courent. Lui pour qui le procureur de Mbour souhaitait avoir une condamnation à vie. Il aura certes la mort, mais ne la purgera point à Rebeuss, comme le réclamaient certains de ses détracteurs.

Le début de la fin d’un mythe

Tout est parti d’une bagarre entre disciples dans la cour du cheikh en avril 2012. Le bilan est lourd : 2 morts et quelques blessés. Dans la foulée, une enquête a été ouverte. Le guide des Thiantacounes est ainsi arrêté avec plusieurs de ses disciples. Mme Aminata Touré était alors ministre de la Justice. Toute puissante qu’elle était, elle inaugurait ainsi son baptême du feu. La détermination avec laquelle elle avait piloté cette affaire du double meurtre de Médinatoul Salam lui avait alors valu beaucoup de sympathie, mais aussi de critiques. C’est à partir de là d’ailleurs qu’elle héritera du sobriquet de ‘’Dame de fer’’. Certains l’accusent de zèle, mais elle n’en a cure. Elle fonce. Une attitude qui, selon certains Sénégalais, marquait la fin de l’impunité. Simple règlement de compte contre un allié du régime vaincu des libéraux, soutenaient les autres.

Quoi qu’il en soit, Béthio est arrêté manu militari et déposé à Thiès, puis à Dakar. Ainsi avait débuté cette affaire qui aura duré plus de 6 ans. En conférence de presse, suite à la condamnation de son père, le fils ainé du marabout accusait : ‘’C’est suite à son arrestation à l’époque que l’état de santé du marabout s’était dégradé.’’

En effet, poursuivait-il, ‘’le marabout avait été privé de plusieurs rendez-vous médicaux’’. En 2012, Aminata Touré, pour justifier le refus de liberté provisoire, disait : ‘’M. Cheikh Béthio Thioune bénéficie d’un suivi médical quotidien, au niveau de la Maison d’arrêt et de correction de Thiès. Le Thiantacoune en chef n’est pas confiné à l’isolement. L’état de santé de Cheikh Béthio Thioune ne présente pas d’inquiétudes particulières, contrairement à ce qui se dit depuis quelque temps. La justice est la même pour tous, sans distinction de statut social, ni d’origine ethnique ou d’appartenance religieuse, et elle doit s’exercer conformément à la loi.’’

Une décision courageuse et saluée en son temps. Mais le même gouvernement, en février 2013, fera un virage à 180 degrés, en accordant au religieux ce qu’il lui a toujours refusé. La seule chose qui avait alors changé, c’était le retournement de veste du marabout politicien.

Depuis lors, le procès avait été oublié dans les tiroirs. Plusieurs fois annoncé, il a finalement été ouvert le 23 février dernier, sans le guide religieux qui était en France pour des besoins sanitaires. Le procureur, lui, n’y voyait ni plus ni moins qu’une simple manière de se soustraire de la justice.

La suite, tout le monde la connait. Le procureur requiert la perpétuité. Le juge retient finalement 10 ans. La polémique enfle à nouveau. Et Béthio tire sa révérence depuis la France. 

La rencontre avec Serigne Saliou

Il faut remonter au 17 avril 1946. Celui qui ne s’appelait que Cheikh Madior Thioune, accompagné de son frère Guillé Thioune, rencontre Serigne Saliou Mbacké, fils de Cheikh Ahmadou Bamba, à Tassette, village situé à Mbour. Ce dernier n’était pas encore khalife général des mourides. Béthio, lui, n’était qu’un petit enfant. Il n’était même pas encore à l’école. De là est parti un long compagnonnage entre les deux hommes, comme aiment à le chanter les ‘’Thiantas’’ (disciples de Cheikh Béthio). Ils ne se sépareront qu’à la mort du fils de Bamba qui, de son vivant, l’a toujours couvé contre l’establishment mouride orthodoxe. Celui-ci était, pour lui, plus qu’un guide. Il était un paravent, un protecteur. Béthio le savait. Il en usait et abusait, selon des dignitaires mourides. Mais s’il y a quelque chose que personne ne peut remettre en cause, c’est l’amour inconditionnel qu’il vouait à Serigne Saliou. Sa marque de fabrique restera les sommes énormes qu’il dépensait, à l’occasion de ses fameux ‘’Thiants’’ ou lors du Grand Magal de Touba. Béthio, dans ses manifestations, ne lésinait jamais sur les moyens. C’est en 1987 qu’il est élevé au rang de cheikh par son défunt marabout devenu khalife en 1989.

Le grand commis de l’Etat

Ayant fait ses humanités à l’école française régionale de Mbour, Serigne Béthio Thioune rejoignit le lycée moderne de Thiès devenu lycée Malick Sy. Dans cet établissement, il aura son Bepc (actuel Bfem) en 1959. Par la suite, Cheikh Béthio a déposé ses baluchons au lycée Faidherbe de Saint-Louis, puis à Van Vollenhoven (actuel Lamine Guèye).

Si la jeune génération l’a surtout connu comme guide religieux, il ne faut pas oublier qu’il a aussi été un intellectuel émérite, grand serviteur de l’Etat. Il a fait les plus prestigieuses écoles du Sénégal comme l’Enea et l’Enam. Il est sorti de cette même école, en 1976. Lui le promotionnaire du leader du Parti socialiste Ousmane Tanor Dieng. Il est admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1996, après 38 ans au service de l’Etat.

A partir de cette date, il s’installe à Touba pour mener une toute autre vie. Ancien inspecteur de la jeunesse, ancien administrateur civil, ancien administrateur de la commune de Diourbel, ancien administrateur à Kaolack, ancien secrétaire général de la commune de Pikine et de la Communauté urbaine de Dakar, l’alors fonctionnaire a eu sa première affectation à Agnack, à quelques encablures de Ziguinchor. Là-bas, il a officié d’abord comme instituteur, ensuite comme chargé d’école pendant une durée de deux ans. Cheikh Béthio va finalement quitter l’enseignement pour devenir délégué médical, avant de devenir directeur de l’animation rurale à Méwane.

Aux confluents entre le spirituel et le temporel, il aura donc connu instant de gloire et de décadence. Il a rendu l’âme, hier, mardi 7 mai 2019, à Bordeaux, en France. Il était âgé de 81 ans.

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