Publié le 6 Feb 2025 - 14:04

Professeur Ablaye Dièye, un modèle d’intégrité académique

 

Depuis la disparition du professeur Ablaye Dièye, le jeudi 30 janvier dernier, l’espace public sénégalais, dans toute sa diversité (société civile, champ politique, monde académique, etc.), a observé une pause, dans ses querelles quotidiennes multiformes, pour jeter un regard rétrospectif sur la vie de l’homme et lui rendre hommage. Pratiquement toutes les qualités du professeur ont été mises en relief, et aucune n’a été surfaite. Dans ce concert de témoignages, tous plus illustratifs, les uns que les autres, sur les multiples dimensions de l’homme, je voudrais apporter ma modeste contribution, ayant travaillé avec lui, de façon très étroite, dans le management de cette entité aussi difficile que complexe qu’est l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD). Ablaye est venu m’accompagner en qualité de conseiller au rectorat, à ma demande, lorsque j’ai été nommé Recteur de l’UCAD en juillet 2020. A la fin de notre mission, en septembre 2024, il est retourné tranquillement vaquer à ses multiples occupations, académiques et autres. Dans cet intervalle, il m’a été donné de constater que l’homme que j’avais cru connaitre depuis que nous avons, tous les deux, été recrutés, presque en même temps, à la faculté de Droit et d’Economie, au milieu des années 90 (à l’époque, les facultés de Droit et d’Economie ne faisaient qu’une), dépassait de loin tout ce que j’avais pensé savoir de lui.

Ablaye était un universitaire respecté. Sur tous les sujets autour desquels il concentrait ses enseignements et recherches (le droit administratif, le droit foncier, le droit constitutionnel), sa voix faisait autorité. J’ai l’habitude de dire qu’à l’université, la seule autorité qui vaille c’est l’autorité scientifique. Ablaye jouissait du respect et de la confiance de ses pairs. Partout où il était passé, même dans un milieu aussi difficile que l’université, il était écouté et suivi. Au niveau de nos instances de décisions (conseil d’administration, conseil académique, en particulier), ses exposés, toujours limpides et convaincants, finissaient toujours par emporter l’adhésion des plus sceptiques. Quand il avait fini de parler, tout le monde se rendait compte que ses seuls repères étaient la science. Sans Ablaye, la transition institutionnelle que notre université a vécue entre 2021 et 2023, aurait été extrêmement périlleuse, étant donné le caractère très conservateur du milieu universitaire, celui de l’UCAD, en particulier, qui rend difficile toute initiative destinée à introduire des réformes. Dans cet exercice, Ablaye est venu avec un double avantage :

-d’une part, celui de l’expérience ; ayant travaillé avec le SAES dans les phases de négociation de la réforme, avec le gouvernement, il en a maitrisé toutes les subtilités et tous les enjeux ;

-d’autre part, celui de la compétence ; avec sa maitrise du droit administratif, il a tout de suite vu et corrigé les imperfections des textes reçus du gouvernement, et qui auraient pu rendre la réforme non opérationnelle.

Mais sa contribution ne s’arrête pas seulement à la refonte des textes organiques de l’UCAD, loin s’en faut.

Tout le monde sait que depuis 2020, l’UCAD a connu une crise multiforme (crise sanitaire, crise politique, etc.), ayant nécessité des ajustements difficiles à opérer. Par exemple, avec la crise de la Covid.19, il était impossible pour l’université de continuer à fonctionner en présentiel. D’un autre côté, les textes gouvernant l’UCAD comportaient beaucoup d’obstacles à la généralisation de l’enseignement à distance. Il a fallu donc les ajuster, pour que l’enseignement en distanciel entre définitivement dans les pratiques académiques de tous les jours. Cette remarque aurait été superfétatoire si on était dans le cadre d‘une routine administrative normale. Mais il faut garder à l’esprit qu’à l’UCAD, même les réformes les plus évidentes donnent lieu à une multitude de délibérations et souvent à de multiples résistances. Avec son tempérament très conciliant et son sens de l’équilibre, il a toujours su trouver les bons arguments pour faire passer « ses » dossiers.

Une autre facette de la personnalité de Ablaye qui m’a beaucoup marqué c’était son souci de toujours se référer aux textes. Il me faisait toujours entendre que, pour diriger l’université, il fallait toujours s’appuyer sur les textes. Dans un milieu où toute décision prise par l’autorité est susceptible de contestation, et souvent contestée, y compris devant la Cour suprême, il fallait toujours avoir les textes avec soi. Ceci ne l’empêchait pas de faire preuve de fermeté à chaque fois qu’il était sûr qu’on avait le droit avec nous. Il avait l’habitude de me dire : « à l’UCAD, il ne faut jamais chercher à éviter les crises, il faut les gérer ; il ne faut jamais chercher à avoir l’unanimité, tu ne l’auras pas ; l’enjeu est plutôt de faire passer les réformes ». Avec ces deux principes en bandoulière, ses qualités personnelles, et sa bonne connaissance des textes, l’architecture de l’UCAD a été considérablement refondée, depuis les textes de gouvernance jusqu’aux textes fondant le fonctionnement des établissements, sans oublier les textes de portée pédagogiques ou ceux gouvernant la recherche et l’édition scientifique.

Ablaye était un universitaire généreux. Il manifestait sa générosité à ses étudiants auxquels il consacrait beaucoup de temps, mais aussi à la société, dans son ensemble, avec ses éclairages très pertinents sur différents sujets liés au droit, et demandant une éducation du public. Il manifestait également sa générosité dans le traitement de ses dossiers. Il consultait souvent ses collègues de la faculté de Droit, auxquels il nous recommandait de confier des dossiers spécifiques pour lesquels il sentait que le rectorat pouvait bénéficier de leur expertise.

Ablaye ne courait pas non plus derrière les grades, les avantages ou les honneurs. Pendant tout le temps qu’il a servi comme conseiller juridique du Recteur, il n’a jamais accepté de prendre un bureau au rectorat, préférant garder son bureau exigu de la faculté de Droit. Une des grandes faiblesses des universités, en Afrique comme ailleurs, c’est que les professeurs orientent leurs recherches en fonction de leur propre promotion ou réputation académiques. C’est pour cela que même dans le domaine des sciences, les innovations procèdent moins des universités que des départements de recherche des entreprises. Ablaye, lui, orientait ses recherches vers les besoins de la société. Et sa carrière en a beaucoup souffert au début. Par la suite, il « s’échappait », en dehors du Sénégal, pendant un temps donné, pour préparer ses publications scientifiques, sans jamais négliger son rôle d’éducateur de la société.

Il me faudrait certainement un livre, à la place d’une modeste contribution, pour rendre compte des différentes qualités de Ablaye, et faire savoir comment l’université sénégalaise, à travers l’UCAD, en a bénéficié au moment où tous les deux nous étions en mission au rectorat de l’UCAD. Je suis sûr de parler au nom de tous mes collègues, en disant qu’il fut un enseignant exceptionnel, un expert talentueux et intègre.

Que la terre de Saint-Louis lui soit légère !  Amen.

 

Ahmadou Aly Mbaye

Professeur d’Economie et de Politiques Publiques

UCAD

 

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