"Le Sénégal est malade de ses élites et de ses médias"
Le professeur Moustapha Kassé, dans son dernier ouvrage, a fait un diagnostic sans complaisance du Sénégal à l’état actuel. Il ressort de son constat que ‘’le Sénégal est malade de ses élites et de ses médias’’.
Un pays malade. C’est ainsi que le professeur Moustapha Kassé décrit le Sénégal à l’heure actuelle. Dans son dernier ouvrage dont la cérémonie de dédicace a eu lieu samedi dernier, à la maison d’édition L’harmattan, le doyen honoraire de la Faculté des sciences économiques et de gestion de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, relève que le Sénégal est bien ‘’malade de ses élites’’ qu’elles soient politiques, intellectuelles ou économiques. Il est aussi malade de ses médias. Dans les radios, journaux et télévisions de la place, Moustapha Kassé constate qu’il n’y a plus de débat économique.
‘’L’économie du Sénégal, les 5 défis d’un demi-siècle de croissance économique’’, tel est le titre de son dernier livre. Et il le présente comme ‘’une contribution au débat économique’’. Dans les plateaux de télé, déplore-t-il, ‘’on ne voit plus les Moussa Touré, El Hadj Malick Sy ‘’Souris’’. ‘’Où sont nos élites’’, s’est-il même demandé à l’occasion de la cérémonie de dédicace de son ouvrage.
Comme première explication à la ‘’médiocrité’’ du débat économique, Moustapha Kassé cite ‘’la défaite de la gauche sénégalaise’’. Avec ce qu’on peut appeler la dislocation de la gauche, les intellectuels ‘’ne prennent plus la parole’’ ou même ‘’n’osent plus la prendre’’. Pour remplacer ces intellectuels qui sont de moins en moins en vue sur les questions qui portent sur la bonne marche du pays, on a assisté, ces dernières années, à la naissance d’une société civile qui commence par s’imposer. Malheureusement cette dernière, de l’avis du professeur Kassé, ne peut pas jouer ce rôle. La société civile, accuse-t-il, est ‘’une grande nébuleuse qu’on a essayé de nous imposer’’ alors qu’elle fonctionne au gré de ses bailleurs.
Absence de croissance
Aujourd’hui, il est plus que nécessaire de faire revenir ce débat économique. La croissance, souligne Moustapha Kassé, ‘’est l’alpha et l’oméga des politiques économiques’’. Or cette croissance, depuis un demi-siècle, est plombée dans les méandres d’une absence de vision stratégique. Pourtant, elle est fondamentale pour le développement économique. Selon le professeur Ahmadou Aly Mbaye, par ailleurs ancien doyen de la Faseg, ‘’s’il n’y a pas de croissance, la pauvreté ne baisse pas et il n’y aura point d’emplois pour les jeunes’’. Or au Sénégal, on n’a pas besoin d’être devin pour savoir que la pauvreté est toujours présente, les jeunes cherchent désespérément du travail. Avec des statistiques à l’appui, Moustapha Kassé démontre, dans son livre, que ‘’la croissance est atone et également porteuse de fortes inégalités’’.
Pour lui, depuis un demi-siècle, toutes les politiques et programmes, des gouvernements de Léopold Sédar Senghor à Macky Sall en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, n’ont jamais donné les résultats escomptés. Que ce soient les OMD (objectifs du millénaire pour le développement), le DSRP (document stratégique de réduction de la pauvreté), la SNDE (stratégie nationale de développement économique), la SCA (stratégie de croissance accélérée) ou tout dernièrement le PSE (Plan Sénégal émergent) avec Macky Sall, ils ont tous un dénominateur commun : ‘’atteindre un taux de croissance de 7% pour réduire la pauvreté, les inégalités et le chômage endémique’’. Mais force est de constater, d’après le professeur, ‘’que cet objectif n’a jamais été historiquement atteint’’, cela malgré ‘’les incantations et les vaniteuses proclamations’’.
L’équation démographique
L’absence de croissance conduit à des inégalités sociales. Ce qui peut finir par créer un désordre social, explique le professeur. ‘’Avec de fortes inégalités sociales, il n’existe ni société, ni citoyenneté, ni démocratie’’, renseigne-t-il.
Ce qui est inquiétant dans cette faible croissance connue au cours de ces 50 dernières années, de l’avis du professeur Ahmadou Aly Mbaye qui participait à cette cérémonie de dédicace, est que le Sénégal ‘’est de plus en plus rattrapé par une dynamique démographique’’. La croissance est faible, les revenus de même et pendant tout ce temps, la population suit une dynamique de croisière. Qu’est-ce qui explique une croissance si faible pendant plus 50 ans ? Pour Moustapha Kassé, cela peut s’expliquer par une ‘’crise persistante’’ dans deux secteurs clés de l’économie nationale : l’agriculture et l’industrie. Dans le premier secteur cité, il note que le ‘’monde agricole est à bout de souffle’’. A son avis, ‘’le Sénégal dispose de tous les atouts nécessaires pour réussir la révolution verte’’. Le constat est qu’au Sénégal, parmi les gouvernements qui se sont succédé, personne n’a réussi une bonne politique agricole. L’industrie est ce grand corps malade d’une volonté politique’’. Et de poursuivre : ‘’On ne veut pas s’industrialiser’’, lâche le doyen Kassé. Dans l’industrie, tous les schémas qui ont été dessinés dans les années 1970 ont été démantelés par les politiques néolibérales, regrette l’économiste.
Le schéma des années 1970, rappelle-t-il, ‘’reposait sur quatre piliers : les industries agroalimentaires, les industries chimiques et énergétiques, les industries des ressources maritimes et les industries minières’’. ‘’Ce schéma, à la fois cohérent et pertinent, n’était pas trop éloigné de ce qui se fait en Chine, en Corée et en Malaisie. Il a été systématiquement démantelé par les politiques néolibérales convaincues que l’industrialisation sénégalaise était impossible’’, dénonce fortement M. Kassé. Et à en croire ce dernier, le textile a payé le plus lourd tribut dans cette politique de démantèlement industriel. Parmi les industries textiles qui ont été démantelées, le professeur liste : la NSTS, Icotaf, Sotexka, Ccv, Cosetex… Ces industries disparaissent, entraînant une perte de plus de 3 000 emplois et laissant dans le désarroi plus de 25 000 personnes. Avec l’échec des politiques agricoles et industrielles, on a assisté à une ‘’tertiarisation’’ de l’économie sénégalaise avec l’avènement d’un secteur informel qui est devenu plus attractif.
6 défis à relever
Par ailleurs, pour une rupture avec le passé afin de mettre le pays sur de bons rails, le professeur Moustapha Kassé, dans son livre, signale 6 défis qu’il faut relever : ‘’repenser les politiques sectorielles’’, ‘’mettre la PME et la PMI au cœur des politiques macroéconomiques’’, ‘’résoudre les déficiences du financement’’, ‘’élargir les gains de productivité’’, ‘’mettre le pays au travail’’ et ‘’rompre avec le modèle de consommation extraverti’’. En jouant sur ces 6 points, le professeur Kassé pense qu’il sera possible de sortir le Sénégal de sa situation actuelle. Vaste programme !