Publié le 29 Jul 2025 - 11:07

Quelle réponse judiciaire aux crimes commis entre 2021 et 2024 ?

 

La loi n° 2024-09 du 13 mars 2024 portant amnistie avait dépouillé rétroactivement de leur caractère criminel et délictuel certains faits graves commis au Sénégal et à l’étranger entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024, lorsque ceux-ci se rapportaient à des manifestations ou avaient des motivations politiques.

A travers sa décision du 23 avril 2025, le Conseil constitutionnel a précisé la portée de ce texte en indiquant que « les faits tenus pour criminels d’après les règles du droit international, notamment l’assassinat, le meurtre, le crime de torture, les actes de barbarie, les traitements inhumains, cruels ou dégradants » sont exclus de son champ d’application.

L’amnistie, qui a généralement un soubassement politique, est une « défense de se souvenir ou, à l’inverse, (une) obligation d’oublier ». La tendance doctrinale et jurisprudentielle actuelle est qu’il est incompréhensible que cette mesure de pardon et d’oubli puisse s’appliquer à des crimes que l’ensemble de l’ordre juridique international a reconnus comme étant imprescriptibles. A titre illustratif, le Tribunal spécial pour la Sierra Léone a relevé, dans son arrêt du 13 mars 2004 relative à l’affaire Charles Taylor, qu’il « existe une norme de droit international en développement selon laquelle un gouvernement ne peut amnistier de graves crimes de droit international ». La Cour de cassation française a, par arrêt du 23 octobre 2002, écarté la loi mauritanienne du 14 juin 1993 portant amnistie dans le cas de l’officier mauritanien Ely Ould DAH connue par les juridictions françaises. Dans le même sillage, le juge argentin a, dans une décision du 6 mars 2001, estimé nulles et non avenues les lois d’amnistie des 12 décembre 1986 et 4 juin 1987, pour violation des obligations internationales de l’Argentine. En Amérique latine, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a jugé en 2001 que les lois amnistiant des faits de massacre de quinze individus, le 3 novembre 1991 au Pérou, par des membres des Forces armées péruviennes, étaient « inadmissibles » et violaient les droits inaliénables reconnus par le droit international des droits de l’homme.

Malgré cette jurisprudence constante, la poursuite des infractions graves commises au Sénégal dans un contexte politique particulier, entre 2021 et 2024, semble être une équation juridique. Pourtant, elle peut être effective suivant les voies classiques auxquels les magistrats sénégalais sont habituées, surtout que le Conseil constitutionnel a étendu, d’une manière inédite, le champ des crimes imprescriptibles et donc « inamnistiables ».

Elle peut aussi être effective suivants les voies singulières de poursuite réservées aux crimes de droit international, comme le crime contre l’humanité, insérée dans notre corpus juridique par la Loi n° 2007-02 du 12 février 2007, ainsi que la torture, érigée en infraction autonome par la Loi n° 96-16 du 28 août 1996.

Les unités d’enquête traditionnelles de la Police et de la Gendarmerie nationale peuvent certes mener les investigations nécessaires, mais il peut aussi être mis sur pied une commission d’enquête nationale, à l’instar de celle qui a été installée au Tchad en décembre 1990, après la chute de Hissein Habré. Cette commission, créée par décret présidentiel, était composée de magistrats, d’officiers de police judiciaire (police et gendarmerie) et d’autres personnalités expertes en divers domaines. Cette démarche permet de conférer à la commission l’indépendance et l’impartialité requises, de la doter de compétences élevées et d’éviter des risques de réflexes de corporatisme visant à protéger certaines personnalités impliquées dans des crimes ou délits et pouvant entraver la bonne marche des investigations.

La commission nationale d’enquête tchadienne disposait de larges prérogatives et d’un temps limité pour produire son rapport qui a ensuite été à la base des poursuites contre Hissein HABRE et ses acolytes en Belgique et devant les Chambres africaines extraordinaires, mais aussi au Tchad. Elle pouvait ainsi « enquêter sur les séquestrations, les détentions, les assassinats, les disparitions, les tortures et pratiques d’actes de barbarie, les mauvais traitements, les autres atteintes à l’intégrité physique ou moral et tous actes de violation des droits de l’homme et le trafic illicite de stupéfiants ; rassembler la documentation, les archives et les exploiter ; saisir et placer sous scellé les objets meubles et immeubles nécessaires à la manifestation de la vérité ; conserver en l’état les lieux de torture et les matériels utilisés ; entendre toutes les victimes et les inviter à produire les pièces attestant leur état physique et mental à la suite de leur détention ; procéder à l’audition des ayants droits et les convier à fournir toute pièce justificative et nécessaire ; entendre toute personne dont la déposition peut être utile à la manifestation de la vérité … ».

Revenant au crime contre l’humanité prévu par l’article 431-2 du code pénal, il s’entend des infractions graves commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile (meurtre, privation grave et illégale de liberté, torture, persécution, disparitions forcées, apartheid…) et inspirée par des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste.

Les crimes sous-jacents, à savoir le meurtre, la privation grave et illégale de liberté, la torture, la persécution, les disparitions forcées, …etc. échappent naturellement à l’amnistie et à l’immunité s’ils rentrent dans la caractérisation du crime contre l’humanité.

Pour les faits de torture prévue par l’article 295-1 du code pénal, ils ne sont pas couverts par la loi d’amnistie de 2024 et ne pourraient d’ailleurs l’être, car au même titre que le crime contre l’humanité, il ne saurait y avoir d’obstacle juridique de cette nature pouvant faire échec à la répression. Cela s’infère clairement de la Convention des Nations unies du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par le Sénégal à travers la Loi n° 86-26 du 16 juin 1986 et incorporés dans le Code pénal en 1996.

Bien qu’elle puisse être une infraction sous-jacente au crime contre l’humanité, la torture mérite d’être retenue isolément, comme dans l’affaire Hissein Habré, surtout qu’elle peut être envisagée en dehors d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, et en dehors d’un conflit armé, ce qui fait que ses tentacules débordent le crime contre l’humanité.

 

Mamadou Doudou SENGHOR, Docteur en droit, Magistrat

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