Une entreprise lourde de danger

Malgré les observations du ministre de la Justice, le Premier Ousmane Sonko tient à faire réviser tous les dossiers le concernant. Cette entreprise, au-delà des risques politiques, soulève de nombreuses équations juridiques.
“L'un des plus grands problèmes de ce pays c'est la Justice. Si vous croyez que parce qu'il y a un changement de régime, tout est rentré dans l'ordre, vous vous trompez lourdement….” Ces propos d’Ousmane Sonko tenus en début de semaine ont secoué l’espace politico-médiatique, alimentant un débat passionnant ces derniers jours sur la lancinante question de l’indépendance de la Justice. La nouveauté: c’est que la critique n’émane plus que des opposants; elle est aussi l’oeuvre de la majorité, du régime en place.
La Justice est ainsi accablée de toutes parts. Ceux qui l’incarnent sont jusque-là les plus grands absents. Beaucoup s’étonnent en effet du silence de l’Union des magistrats sénégalais (UMS). EnQuête a essayé de joindre son président qui a déclaré: “Nous ne voulons pas faire de commentaires isolés. L'UMS va vers une Assemblée générale, ce sera l'occasion d'aborder toutes ces questions. Nous allons ratisser large, nous nous prononcerons sur tous ces sujets, mais on ne peut et on ne veut faire de commentaires isolés”, rétorque Ousmane Chimères Diouf.
Ladite Assemblée, a-t-il souligné, est prévue début aout.
Ousmane Chimères Diouf : « Nous attendons notre AG (début août) pour revenir sur tous les sujets »
Au-delà des graves accusations contre la Justice, le Premier ministre a soulevé la question de la révision de tous les dossiers le concernant. Dans sa dernière sortie, il a révélé avoir donné mandat à ses avocats pour introduire une demande dans ce sens. “...Que la Justice prenne ses responsabilités sur tous les dossiers me concernant. Nous n'oublierons jamais ce qui s'est passé dans ce pays. Parce que simplement des magistrats ont accepté d'être corrompus avec des terrains, avec de l'argent, avec des promesses de toutes sortes. On a mobilisé tout un appareil, pour empêcher ma modeste personne d'être candidat…. Ça, on ne peut le laisser passer, parce que les conséquences ont été désastreuses : avec des pertes en vies humaines, des personnes privées de liberté. Si on laisse passer, cela va se reproduire tôt ou tard.”
Si ces déclarations sont suivies d’effet, devraient être rejugées : les affaires Adji Sarr, Mame Mbaye Niang…. Mais en attendant, il convient de souligner qu’une telle procédure est jalonnée d’obstacles non négligeables. Et à en croire Ousmane Sonko lui-même, le ministre de la Justice aurait attiré son attention sur quelques réserves, en essayant de lui faire comprendre qu’une telle procédure n’est pas aussi simple.
Mais le Premier ministre a répondu: “Monsieur le garde des sceaux, d'abord il faut faire la différence entre le citoyen et le Premier ministre. C'est le citoyen Ousmane Sonko qui vous a demandé, à travers ses avocats, de revoir ses dossiers, sans exception. Je lui ai aussi fait savoir que c'est mon avocat qui lui a écrit, en tant qu'avocat qui défend son client. Il faut donc répondre à mon avocat, pas au Premier ministre”, rapporte-t-il non sans invoquer des éléments nouveaux susceptibles de justifier la révision de ses dossiers, en particulier dans l’affaire Mame Mbaye Niang.
Le Premier ministre est-il prêt à démissionner comme Mamadou Seck, comme Ousmane Seck… pour mettre à l’aise la Justice et le Gouvernement ?
Il convient de noter que ce n'est pas la première fois qu'un homme politique réclame la révision de son procès. Même si Ousmane Sonko sera le premier Premier ministre à le faire. Depuis 2016, le leader du Parti démocratique sénégalais, Karim Wade, demande à la Justice la révision de son procès. Par la suite, Khalifa Ababacar Sall avait aussi clamé son innocence, convaincu qu’il a été mal jugé par une justice instrumentalisée. Des demandes jusque-là restées lettres mortes.
Le citoyen Sonko aura-t-il plus de baraka ? Va-t-il accepter de se soumettre à toutes les formalités juridiques et politiques que requiert une telle entreprise? Les questions taraudent bien des esprits.
Dans de nombreux pays, quand un membre du Gouvernement doit répondre devant la Justice comme prévenu, il commence par démissionner pour mettre totalement à l’aise ses juges. Au Sénégal, nos recherches n’ont pas permis de trouver un seul Gouvernant -de Senghor à Diomaye- répondre devant la Justice comme prévenu. Dans la plupart des cas, les membres du Gouvernement qui ont souhaité laver leur honneur suite à des poursuites judiciaires, ont d’abord démissionné de leurs postes.
L’un des cas les plus emblématiques est celui de Mamadou Seck (ancien président de l’Assemblée nationale). Nommé ministre au début du régime de Wade, il avait démissionné pour mettre à l’aise la Justice et le Gouvernent, suite à des accusations de blanchiment qui remontaient à plusieurs années avant leur accession au pouvoir. Ce doyen de la presse se rappelle aussi le cas Ousmane Seck, ancien ministre des Finances de Diouf, qui avait démissionné de son poste pour répondre devant la Justice. Idem pour Youssouph Sakho et Youba Sambou dont les responsabilités étaient indexées dans l’affaire du naufrage du bateau Le joola.
Aujourd’hui, Ousmane Sonko est d’abord et avant tout confronté à cette exigence éthique.
Dans l’affaire Adji Sarr, on ne peut en principe comparaître libre
En sus de cette question éthique et morale, les risques politiques sont énormes. D’abord, il faut relever qu’aujourd’hui Ousmane Sonko ne fait face à aucune menace sur son éligibilité. Sa participation aux dernières élections législatives constitue une jurisprudence qui le mettrait à l’abri de toutes déconvenues. Reste à voir quelle incidence la dernière décision rendue par la Cour suprême sur sa requête pourrait avoir sur son éligibilité. La même question se poserait en cas de révision. Quels risques encourt-il en cas de nouvelle condamnation?
S’y ajoute, perdre à nouveau un procès devant des juges nommés par son régime, confirmerait à jamais les accusations contre sa personne. L’on ne pourrait plus alléguer de l’instrumentalisation par ses adversaires…. Mais à n’en pas douter, l’un des risques les plus redoutables c’est de devoir faire face à ses accusateurs, dans l’affaire Adji Sarr. Ce, d’autant plus que la partie civile (Adji Sarr) n’a aucune obligation d’être présente. En revanche, lui le Premier ministre, il a non seulement l’obligation d’être présent, mais aussi il ne devrait, en principe, pas comparaître libre.
Les conditions de la révision
Mais pour le moment, nous en sommes encore très loin. Il faudrait d’abord remplir les conditions pour la réouverture des dossiers. Selon la loi organique 2017-09 sur la Cour suprême, la révision peut être demandée dans les conditions et modalités ci-après : lorsqu’après une condamnation pour homicide, il apparait des indices suffisants de nature à montrer que la supposée victime serait vivante ; lorsqu’après condamnation, un autre jugement vient en contradiction de ce premier jugement ; en cas de faux témoignage prouvé ; lorsque des faits nouveaux de nature à poser de sérieux doutes sur le premier jugement apparaissent a posteriori (Article 92 de la loi sur la Cour suprême).
Dans le quatrième cas qui semble être le cas du PM, l’article 93 prévoit à son alinéa 2: “Dans le quatrième cas, le droit de demander la révision appartient au Garde des sceaux, qui statue, après avoir pris l’avis d’une commission composée des directeurs de son ministère, du procureur général près la Cour suprême et d’un magistrat du siège de la Cour suprême désigné par le premier président.”
MOR AMAR