Publié le 29 Jun 2020 - 18:29
RACISME, ESCLAVAGISME, COLONIALISME

La municipalité de Gorée efface le nom ‘’Place de l’Europe’’ 

 

Le débat des spécialistes ne s’est pas encore focalisé sur la présence d’une ‘’place de l’Europe’’ sur l’île de Gorée, lieu symbolique des crimes de l’esclavagisme. Mais la municipalité a pris les devants, en remplaçant ce nom controversé en ‘’place de la Liberté et de la dignité humaine’’.

 

‘’Mieux vaut prévenir que guérir’’. Cet adage, la municipalité de Gorée se l’est appliqué. Face à la vague de contestation mondiale des signes de l’esclavage, du colonialisme et du racisme, depuis la mort de George Floyd (un Afro-Américain exécuté froidement par asphyxie, en pleine rue et sans résistance par un policier blanc), le conseil municipal de l’île de Gorée a décidé, lors de sa réunion de ce samedi 27 juin 2020, d’adopter, à l’unanimité, le projet de délibération portant changement de dénomination de la place de l’Europe, qui devient la nouvelle place de la Liberté et de la Dignité humaine.

Ceci a été confirmé dans  un communiqué signé par le maire, Me Augustin Senghor, pour le conseil municipal de l’île de Gorée, qui a aussi fait savoir qu’un comité scientifique comprenant outre des membres du conseil municipal, des intellectuels artistes et représentants de l’autorité étatique, des partenaires et personnes ressources a été mis en place en vue d’élaborer, dans les meilleurs délais, le document conceptuel et d’orientation de cet important projet.

Selon le document, la communauté de l’île-mémoire veut être à ‘’l’avant-garde du combat pour l’éradication totale et définitive de toutes les formes de racisme, particulièrement celles dirigées contre les personnes de race noire, conformément à sa vocation de lieu de mémoire proactive, résiliente et restauratrice de la dignité humaine, à travers les valeurs de liberté universelle et de tolérance dans un monde réconcilié avec lui-même’’.

Mais il est difficile de ne pas y voir une anticipation de l’arrivée sur l’île des contestations contre les signes de l’esclavage. En effet, depuis quelques jours, à l’image de ce qui se passe ailleurs, le débat sur le déboulonnement de statues de figures de la colonisation de l’Afrique ou de l’esclavage se pose de plus en plus au Sénégal. Il concerne surtout la statue de Faidherbe, ancien gouverneur de la ville de Saint-Louis, ex-capitale de l’empire coloniale française en Afrique de l’Ouest. Mais aussi le changement des noms de rues et places symboliques qui rendent hommage à des colons au détriment des héros nationaux de la lutte contre le colonialisme.

Site remarquable de la mémoire de la traite et de l’esclavage des Noirs pendant 4 siècles et classé à ce titre patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco depuis 1978, Gorée occupe une place spéciale dans l’histoire douloureuse de l’oppression des Noirs par les Blancs. C’est pourquoi l’inauguration de la ‘’place de l’Europe’’ esclavagiste, en mai 2018, et financée par l’Union européenne, à hauteur de 150 millions de francs CFA, avait provoqué une vive polémique dans le pays. Le jour de l’inauguration, l'activiste Guy Marius Sagna de la plateforme France dégage était allé jusqu'à déchirer la bâche déployée sur place pour dénoncer une place de l'Europe qui traduit une subordination mentale : ‘’J'ai considéré que c'était une offense faite à tous les Noirs, à tous les Africains, Afro-descendants, mais également et surtout à toutes les victimes de l'esclavage’’, se justifiait-il.

La statue de la Libération de l’esclavage sur la nouvelle place de la Liberté et de la Dignité humaine

Alors que le maire de Dakar-Plateau, la commune abritant le centre-ville de Dakar, a annoncé qu'il va engager des réflexions sur le changement des rues qui portent, pour la plupart, des noms de colons et de figures historiques français, la collectivité territoriale insulaire a pris les devants pour parer à toute éventualité regrettable. Elle inscrit cette mesure dans des actions importantes décidées par la municipalité de Gorée, en réponse à la persistance des actes de racisme et de violence dont la communauté noire et afro-descendante est régulièrement victime dans le monde.

Pour pérenniser ce nouveau nom, la nouvelle place de la Liberté sera ajoutée dans le parcours de visite mémorielle de Gorée dans lequel le pèlerinage à la Maison des esclaves, sanctuaire de la traite transatlantique et la visite de la place de la Liberté seront les étapes les plus importantes. Une manière, pour le conseil municipal, d’installer une logique de mise en cohérence qui verra le déplacement de la statue de la Libération de l’esclavage située à côté de la Maison des esclaves, vers l’ex-place de l’Europe.

Le continent esclavagiste et colonialiste s’efface donc pour laisser place à la Liberté et à la Dignité humaine. Et en marge de la cérémonie d’inauguration de ladite place, annonce la municipalité, des manifestations d’hommage à George Floyd et à toutes les victimes de crimes raciaux contre les Noirs ou les Afro-descendantes seront organisées avec le concours d’artistes sénégalais de renom à travers des fresques murales et des jeunes Goréens à travers un grand rassemblement sur la plage de l’île-mémoire, en présence des plus hautes autorités.

ENTRETIEN - ME AUGUSTIN SENGHOR (MAIRE DE GORÉE)

 « Nous n’avons pas forcément été inspirés par le débat sur Faidherbe »

Etait-il important, dans ce contexte marqué par les contestations de figures de l’esclavagisme, de la colonisation et du racisme, de renommer la Place de de l’Europe à Gorée ?

Si c’est vrai que nous suivons l’actualité du côté du Conseil municipal, nous n’avons pas forcément été inspirés par le débat sur Faidherbe. Même lors de l’inauguration des travaux de la Place de l’Europe à Gorée,  il y avait eu ce genre de débat et nous avions donné une position qui reposait sur un principe clair. Même si nous désapprouvons ce qui s’est passé pendant la traite négrière, nous ne devons pas tomber dans les travers de la réponse vindicative. Nous devons accepter que notre statut de patrimoine mondial repose sur les vestiges de ce passé. Qu’on le veuille ou non, l’architecture des villes, les dénominations des rues à consonance européenne relèvent aussi de ce patrimoine. Quand on parle de venir en pèlerinage découvrir la traite des noirs, l’histoire de la colonisation, on fera fausse route en effaçant les traces qui peuvent permettre de mieux appréhender cette histoire. C’est pour cela que nous n’avions jamais voulu adhérer à cela. 

Par contre, le contexte mondial marqué les réactions d’ensemble de toutes les communautés contre la violence raciale et particulièrement celle dirigée contre les noirs nous poussait, en tant que lieu de mémoire par excellence de la traite négrière et de l’esclavage, à réagir de manière énergique et pédagogique. C’est cela qui a justifié notre décision de dédier une place à la notion de liberté que nous voulons promouvoir et à la dignité humaine et l’égalité raciale. En conseil municipal, nous avons pensé qu’il n’y avait pas lieu de créer une nouvelle place. La Place de l’Europe était déjà connue à Gorée. Et en se basant sur les valeurs de liberté et de dignité humaine dans l’amitié qui nous lie à l’Europe, nous avons décidé de changer le nom de cette place. C’est aussi simple que cela. Il ne s’agit pas de déconstruire ou d’effacer totalement l’histoire, mais de laisser le nécessaire pour rappeler qu’aucun peuple ne doit être combattu ou soumis à la violence, en raison de la couleur de sa peau. Toutes les vies comptent au nom des droits universels attachés à la vie humaine.  

Peut-on considérer cette décision comme une anticipation d’une éventuelle contestation sur l’île de cette Place de l’Europe ?

Nous n’avons anticipé sur rien. Notre motivation est de faire jouer à Gorée son rôle d’alerte dans l’élan mondial de récrimination des violences faites aux noirs et les crimes contre l’humanité comme le meurtre de Georges Floyd. Gorée devait réagir. Pendant 4 siècles, Gorée était au cœur de cette traite négrière. Aujourd’hui, elle est visitée par des personnes qui veulent connaitre cette histoire sombre de l’humanité. Nous devons leur rappeler pour que cela ne se reproduise plus dans le monde. Nous avons voulu mettre en cohérence le pèlerinage au sanctuaire de la traite négrière que constitue la visite de la maison des esclaves avec cette visite d’une place de la liberté pour tirer un enseignement de ce que devrait être un monde meilleur : un monde uni, égalitaire et qui accepte la diversité comme un moyen d’enrichissement mutuel des hommes et non un déni de l’autre.

Quand se tiendra la cérémonie d’inauguration et quel rôle a joué l’Union européenne dans la décision de changer le nom de la place de l’Europe à Gorée ?

La cérémonie se tiendra certainement d’ici la fin du mois de juillet. Nous espérons pouvoir faire les aménagements nécessaires sur cette place. Nous comptons aussi déplacer la statue de la libération. Le comité scientifique doit définir les orientations, car nous ne voulons pas que ce projet soit une simple réaction émotive par rapport au décès de Georges Floyd, mais une action pérenne et structurée pour changer positivement le monde à partir de Gorée. Pour cela, nous espérons que la pandémie de Covid-19 reculera pour que l’on puisse accueillir la plus haute autorité de l’Etat et pourquoi pas des partenaires du monde entier.  

Le conseil municipal avait toute souveraineté de changer le nom de la place de l’Europe. Nous l’avions hérité de la ville de Dakar, à l’époque de la première visite du président de l’Union européenne, Jacques Delort, sous l’ancien président de la République Abdou Diouf. Mais nous avons eu le respect et la considération d’en parler à son excellence, madame l’ambassadeur  de l’Union Européenne et au chef de l’Etat Macky Sall. Des deux côtés, nous avons reçu leur adhésion à ce principe. L’Union Européenne est même  prête à participer aux réflexions et à la cérémonie qui aura lieu en fin juillet 2020.

Comment avez-vous vécu toutes ces critiques depuis l’implantation de la Place de l’Europe à Gorée ?

Nous les avons acceptées sereinement en restant ferme sur nos convictions. Nous pensons que la démarche consistant à rejeter l’autre n’est pas conforme à l’idéal que nous voulons d’un monde uni dans lequel chacun respecte son prochain. La réponse à cette communauté que l’on considère comme coupable n’est pas de rendre cette même violence, mais de prôner la réconciliation. Ne pas oublier certes, mais pardonner pour un monde meilleur. Lors du dernier festival Gorée  Diaspora, nous avions pris le soin d’inviter Guy Marius Sagna. Il était intervenu pour expliquer sa vision des choses dans une logique constructive et cordiale. Nous ne sommes pas des ennemis. Chacun peut défendre ses idées. Pour le reste, il y a un conseil municipal, une communauté  Goréenne qui a un mot à dire sur ce qui se passe sur sa commune et personne ne peut décider à notre place. Il y a deux ans, nous avions rejeté la demande des activistes sur la  Place de l’Europe. Aujourd’hui, sans que cela soit conditionné par cela, nous sommes allés dans un autre sens, car le contexte l’exigeait. S’ils y trouvent leurs comptes, tant mieux ! L’essentiel est d’avoir pris une décision à laquelle tout le monde adhère.  

Lamine Diouf

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