Une relation amour-haine sur fond de méfiance et de rivalités
Les relations entre le monde politique et la société civile sont souvent marquées par une méfiance et de fortes controverses dans le débat public. On note un mélange des rôles et des genres qui prêtent souvent à confusion. Traditionnellement, la majorité présidentielle qualifie les membres de la société civile de ‘’politiciens encagoulés’’.
Les rapports entre la société civile et le pouvoir sont plus que tendus. L’État n’hésitant pas accuser certains membres de la société civile de faire le lit de l’opposition. Tout récemment, une prise de bec entre certains membres de la majorité présidentielle et le directeur exécutif d’Amnesty International/Sénégal, Seydi Gassama portait sur les dernières émeutes des 1er et 2 juin. Le droit-de-l'hommiste est accusé de ménager Ousmane Sonko dont il ne condamne jamais les appels à la violence, tandis qu’il ne cesse de pointer du doigt la brutalité de la répression des forces de l’ordre.
Le point d’orgue de cette hostilité a été le lancement du mouvement des Forces vives de la nation (F24) soutenues par une dizaine d’associations issues de la société civile, dont la Raddho, Y'a en marre, Afrikajom Center, Frapp, entre autres, sous la direction de l’ancien syndicaliste et figure de proue du M23, Mamadou Mbodj. Cette plateforme, au fil du temps, s’est imposée comme le fer de lance de la contestation contre un troisième mandat de Macky Sall avant que ce dernier ne renonce à se présenter pour un troisième mandat.
Une prise de position qui a poussé des membres de la majorité a traité certains membres de la société civile de ‘’politiciens encagoulés’’ avec comme agenda de supplanter les politiques.
Pour Mamoudou Wane, Secrétaire général à la vie politique au Parti socialiste (PS), les limites entre société civile et politique ont volé en éclats au Sénégal. ‘’Malheureusement, la plupart du temps, nous avons affaire à des politiciens encagoulés qui viennent vendre du rêve aux populations tout en se réclamant de la société civile’’, avait dénoncé le responsable socialiste dans nos colonnes en décembre dernier.
Dans la configuration idéale de la démocratie, la société civile doit se positionner dans le débat politique comme une arbitre entre acteurs politiques, une sorte de garant d’une certaine éthique républicaine. Cette posture, d’après un de membres de cette société civile, Demba Makalou, différencie les acteurs de la société civile des militants des partis politiques qui concourent à recueillir les suffrages des électeurs. ‘’La société civile a toujours été une sentinelle qui veille sur la démocratie’’, selon M. Makalou, Coordonnateur local de l’Alliance pour des valeurs citoyennes et éthiques dans la commune Mermoz Sacré-Cœur.
En 2011, la société civile sénégalaise a été à l’avant-garde du combat contre un troisième mandat de Me Abdoulaye Wade, alors président de la République. Mais le regard sur la société civile dépend surtout d’où l’on se situe. Son action est interprétée différemment selon qu’on est au pouvoir ou dans l’opposition.
Moundiaye Cissé, ONG 3D : ‘’Les acteurs de la société civile doivent garder une certaine neutralité et être équidistants du pouvoir comme de l’opposition.’’
Cependant, il semble bien que la société civile puisse outrepasser, par moments, son rôle de veille. Ce qui pousse certains analystes comme le Dr Jean-Marc Segou, doctorant en diplomatie et relations internationales à l’École des hautes études internationales et politiques de Paris (HEIP), à l’assimiler ‘’à une arène de fabrication du politique ou comme un tremplin de préparation à la future carrière politique’’.
Le cas le plus parlant est celui de Guy Marius Sagna. L’activiste et ancien coordonnateur du Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp)/France dégage, a été élu député au scrutin de juillet 2022 sur la liste d’une coalition de l’opposition Yeewi Askan Wi (YAW). Depuis son élection comme député, il est devenu l’un des responsables de Pastef les plus en vue.
Fadel Barro, ancien coordonnateur du mouvement Y’en a marre, avait aussi pris part aux élections locales en janvier 2022 à Kaolack où il briguait le poste de maire. Monsieur Barro a créé un mouvement politique local sous la bannière duquel il a participé à ce scrutin local.
Cette porosité des frontières entre société civile et sphère politique entraîne souvent une confusion des genres, dans la mesure où le combat de l’activiste est souvent assimilé à un relais puissant des combats et des thématiques que porte l’opposition face au pouvoir en place.
Selon Moundiaye Cissé, Directeur exécutif de l’ONG 3D, la seule manière de garantir la pertinence de l’action de la société civile est de bâtir une frontière entre les deux mondes. ‘’Les acteurs de la société civile doivent garder une certaine neutralité et être équidistants du pouvoir comme de l’opposition. Car il faut savoir que c'est de la collusion qu’on crée souvent de la confusion. La société civile doit baser son action sur des principes et non sur des positions partisanes. Il ne doit pas y avoir d’indignation sélective’’, déclara-t-il.
Toujours d’après le droit-de-l'hommiste, les acteurs de la société civile peuvent initier des luttes et être rejoints par des acteurs politiques. Mais, en aucune manière, ils (NDLR : acteurs de la société civile) ne doivent se mettre à la remorque de partis politiques dans des combats. ‘’Les luttes initiées par les acteurs politiques sont souvent biaisées, car il y a un fond partisan derrière cet engagement. La société civile ne doit pas tomber dans ce genre de piège. Dans l’initiative ‘Sunu milliards du ress’ (NDLR : Nos milliards ne disparaîtront pas), on a freiné des quatre fers pour éviter que cette initiative puisse être récupérée par les politiques’’, soutient-il.
AMADOU FALL