Publié le 30 Aug 2020 - 02:40
THIANÉ SÈNE (FEMME D’ÉMIGRÉ)

Celle qui attend… depuis 12 ans

 

Thiané Sène ne fait pas partie de ces personnes qui, pour un petit rien, s’apitoient sur leur sort. En plus d’être travailleuse et engagée, elle est d’une force mentale extraordinaire. Femme d’émigré, Thiané attend depuis 12 longues années le retour de son époux parti en Espagne à la recherche, en vain, de meilleures sources de revenus.

 

Drapée dans un ensemble taille-basse en tissu ‘’voile’’ multicolore, la tête bien couverte, Thiané Sène cause avec sa grande sœur Nafi, dans le grand salon familial. C’est par un pur hasard que nous avons fait sa connaissance. En reportage à Guet-Ndar, le chef du quartier, Thierno Diop, enseignant de fonction en service à l’île de Boppu Thior, nous met en relation avec cette jeune dame pour nous guider. Accueillante, elle nous reçoit à son domicile à Guet-Ndar, avec un sourire radieux qui laisse apparaitre une belle dentition.

De taille élancée, la mine rayonnante, le teint café au lait, Mme Sène attire par son abord facile. A première vue, elle dégage des airs de leader avec un sens élevé du partage. Disponible et attentionnée, elle nous sert de guide, pendant près de 3 tours d’horloge, pour visiter ce quartier populeux de pêcheurs, à la rencontre de femmes qui ont vécu le drame de voir leur fils ou mari périr en mer. A ces instants, l’on était loin d’imaginer que notre guide avait un parcours aussi atypique. D’une voix un peu cassée, teintée d’un léger accent lébou laissant entrevoir une pudeur qui force le respect, elle nous entretient de son parcours digne d’un conte de fée.  

Côté face, Thiané Sène, 45 ans, incarne la mère de famille préoccupée par le devenir de ses enfants, l’épouse soumise et surtout patiente. Côté pile, l’on découvre la militante acharnée et dévouée à la cause de son quartier et de ses semblables. Thiané, c’est aussi 26 ans de mariage dont 12 longues années de solitude. Cette femme à la beauté naturelle attend depuis plus d’une décennie le retour d’un mari parti à l’émigration, de manière clandestine, pour ne plus revenir depuis lors. Madame Sène n’arrive toujours pas à oublier cette soirée de juillet 2008, quand son tendre époux lui a annoncé qu’il avait décidé de partir à bord d’une pirogue pour l’Espagne. Et c’est le début d’une vie parsemée d’embûches pour Thiané.

En effet, parti à la recherche de l’Eldorado, le mari de Thiané est depuis lors bloqué au pays de Pedro Sánchez. En attendant son retour, l’épouse dévouée s’efforce de prendre en charge la petite famille. Débrouillarde, elle multiple, depuis 2008, les petites activités génératrices de revenus pour que ses 4 garçons ne manquent de rien. ‘’Mon mari a rencontré beaucoup de difficultés, lors de son voyage. Il était retenu à la Croix-Rouge espagnole pendant près de 3 ans et a fait dans le pays près de 10 ans sans papier. Et maintenant qu’il a passé 12 ans en Espagne, il n’arrive toujours pas à trouver un travail stable. Il se débrouille avec de petits boulots pour joindre les deux bouts’’, lâche-t-elle d’une voix caverneuse qui cache mal son amertume.

Ses 12 années d’attente sont devenues comme une éternité.  La solitude, le manque de ressources financières, l’absence de l’être aimé, des épreuves dures que Thiané a toutefois su surmonter. ‘’J’ai passé des nuits sans dormir. Je suis restée des années sans recevoir un seul sou de mon époux et je devais continuer à supporter les charges familiales. Il envoie très rarement de l’argent à la famille. Depuis 12 ans qu’il est en Espagne, il ne m’a envoyé de l’argent que 10 fois. Je l’ai compté, parce que ça m’a beaucoup marqué. C’est 10 envois sur 12 ans. Toutes les autres années, il ne m’envoyait rien. Je me débrouillais seule pour supporter les charges de la famille. C’est aussi difficile de rester 12 ans à attendre. Qu’on le dise ou non, tout le monde sait que c’est difficile. Parfois, je m’enferme dans ma chambre pour pleurer’’, raconte-t-elle en laissant paraitre un sourire discret.   

La perte de sa mère et de ses beaux-parents

Il a fallu beaucoup de persévérance à Thiané pour supporter cette longue attente qui n’en finit pas. Elle commençait d’ailleurs à s’habituer à la situation. Mais les choses empirent pour elle, avec la perte de son premier soutien, sa mère, ainsi que de ses beaux-parents.  

‘’Au début, je pleurais beaucoup, mais il y avait ma maman qui me consolait. Elle me disait d’être patiente et d’essayer de gérer la situation, parce que tout a une fin. Elle m’aidait beaucoup. C’est grâce à elle que j’arrivais à supporter beaucoup de choses. Mais depuis qu’elle est partie, la situation est devenue plus délicate. Mes grandes sœurs sont dans leur ménage et mes enfants ont grandi. Je ne peux donc plus dépendre des autres. Je dois davantage travailler et redoubler d’efforts pour que mes enfants ne manquent de rien’’, soutient-elle.

La perte de sa mère, son soutien et consolatrice, marque une période sombre de sa vie qui aura d’énormes conséquences sur l’éducation de ses enfants. Après cet épisode difficile, son fils ainé a tout simplement décidé d’abandonner les études pour la pêche, afin de l’aider à supporter les charges familiales. Ses autres enfants suivront. Faute de moyen, ses deux autres garçons vont quitter les bancs pour la pêche, l’activité principale des habitants de ce quartier de Saint-Louis. Seul le cadet fréquente encore l’école. ‘’Mon souhait est qu’au moins un de mes garçons réussisse dans les études’’, indique-t-elle.

Une association pour échanger autour de la situation des femmes d’émigrés

Très engagée et actrice de développement, Thiané est d’une grande utilité pour son quartier. Relais communautaire, elle travaille avec les ‘’Badianou Gox’’ et la Croix-Rouge dans des projets de développement local. En cette période de pandémie, elle participe à la lutte contre la Covid-19, dans le cadre de la sensibilisation.  Elle est aussi secouriste de la Croix-Rouge et fréquente le poste de santé où elle participe aux campagnes de vaccination par le biais du porte-à-porte. Des tâches qu’elle effectue bénévolement. 

Outre ces activités, Thiané a pensé à la souffrance de ses camarades femmes d’émigrés qui, en plus de se débrouiller seules pour prendre en charge leurs familles respectives, sont préoccupées par la santé de leurs maris qui sont dans les pays européens les plus touchés par la crise sanitaire.  

Elle a eu, à cet effet, l’ingénieuse idée de mettre en place une association réunissant les femmes d’émigrés. L’association est un cadre d’échange et de discussion pour ces femmes qui partagent toutes les mêmes maux : solitude et misère. ‘’J’ai fait un recensement avec mes deux copines dans toute la Langue de Barbarie, de l’Hydrobase à Santhiaba, en passant par Guet-Ndar jusqu’à Goxu Mbacc. Toutes les femmes d’émigrés ont été recensées pour créer l’association. On se réunit le 11 de chaque mois pour discuter de nos situations et réfléchir sur comment s’entraider et faire marcher le mouvement’’, explique-t-elle, toute confiante.

Pour assister certaines femmes démunies de sa nouvelle association, Thiané avait écrit, au début de la pandémie, à certaines autorités administratives et politiques de la ville pour demander un appui. Ses requêtes sont jusque-là restées sans réponse. Mais elle ne désespère pas pour autant. ‘’On croit fortement au projet et on espère qu’un jour, il servira à quelque chose. Le mouvement réunit déjà près de 100 et quelques femmes de toute la Langue de Barbarie. Je croyais qu’on n’était pas aussi nombreuses, mais c’est avec le recensement que je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de femmes d’émigrés et nombre d’entre-elles souffrent énormément. Il y en a dont les maris n’ont pas encore de papier, ni de travail et qui se débrouillent pour prendre en charge leurs familles. On réfléchit pour voir comment faire pour se soutenir et surtout échanger autour de nos conditions pour évacuer le stress’’, argue-t-elle toute optimiste.

ABBA BA  

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