Kukoï Samba Sanyang a boyota*
La nouvelle de la mort de Kukoï Samba Sanyang a surpris ceux qui n’étaient pas au courant de la dégradation de son état de santé. Son activité fébrile au cours de ces dernières années, plutôt qu’un signe de vitalité, était une lutte désespérée d’un proscrit pour sa survie. Et peut-être aussi pour ne pas se laisser déborder par une nouvelle opposition extraparlementaire, le Conseil national de transition pour la Gambie (Cntg), menée par Sidya Bayo. Cependant, la colère noire du représentant d’Amesty international au Sénégal, Seydi Gassama, est incompréhensible, du moins pour les bien pensants, au regard de l’action subversive soutenue du révolutionnaire défunt. Celui-ci se révéla en effet par un coup de main sanglant en juillet 1982 contre le régime de Dawda Karaïba Jawara, avec l’appui de la seule force armée du pays, les Fields forces, qu’il avait retournée. Pour nous autres qui étions déjà la société civile, la religion d’Amnesty international qui nous a opposés à elle était de ne pas soutenir ceux qui avaient pris les armes.
C’était en cette période où Nelson Mandela cassait inlassablement, dans le pénitencier de Robben Island, ces cailloux dont la poussière va durablement endommager ses poumons et où l’auteur de ces lignes était le secrétaire général du Comité anti-apartheid sénégalais. Entre deux sons de Koras envoutants, le putschiste qui se faisait connaître sous le sobriquet de ''Kukoï'', l’éclairé en mandingue, débitait sa diatribe contre le régime ''défunt'' de Jawara. Le Conseil suprême de la révolution qu’il dirigeait avait déjà investi les points stratégiques de la capitale gambienne et, anticipant sur une intervention armée sénégalaise plus que probable, avait pris en otage le personnel de l’ambassade et des citoyens du pays voisin. La réactivité de l’Armée sénégalaise qui lui valut sa réputation d’être la mieux entraînée de l’Afrique de l’Ouest relève d’un secret non encore éventé : l’ambassadeur sénégalais Mbaye Mbengue avait veillé au grain et avait prévenu le président Abdou Diouf de ce qui se tramait.
Les contingences l’avaient servi : un des chefs de l’opposition d’extrême gauche, partie prenante de la conjuration de plusieurs organisations dissoutes et reléguées dans la clandestinité par le régime gambien, auquel il avait rendu un fier service, allait lui mettre la puce à l’oreille. Le même leader de la gauche montante avait aussi soutenu, lors d’une conférence de presse, que le régime gambien, du fait de son incapacité à régler les problèmes sociaux du peuple, était en sursis. Seul l’hebdomadaire chrétien Afrique Nouvelle avait prêté attention à la solennelle admonestation du leader du Gambian socialist revolutionnary party (Gsrp), Pingou George, selon qui le régime de Jawara devra rendre gorge pour expier le sacrifice de tous les malades décédés dans les hôpitaux, faute de soins adéquats et de médicaments, entre autres avanies. La neutralisation de l’ambassadeur Mbengue prévue par les insurgés pesait néanmoins sur sa conscience, jusqu’au moment où, lors d’une visite, il s’assura que son ami sera absent le jour prévu pour le soulèvement armé.
Ce jour-là, Kukoï Samba Sanyang, qui avait pris l’avantage sur les autres fractions insurgées en ralliant la garnison des Fields forces, proclame le régime révolutionnaire.
Pris par la hantise du péril Kadhafi et celle de la sécurité intérieure, le président Abdou Diouf, comme aujourd’hui le président Macky Sall, engage les forces armées dans une opération extérieure, laquelle s’avérera sanglante. L’appel au secours des révolutionnaires à leurs camarades notamment de la Guinée-Bissau, de la Guinée-Conakry, de la Libye et de l’Union soviétique, ''après que les forces armées sénégalaises ont envahi notre pays, tuant des civils innocents'', ne trouvera aucun écho. En fait, Kukoï, à cette date, ne connaissait pas encore le colonel Kadhafi et tout en essayant de tenir ses positions dans Banjul, son principal souci était d’obtenir de Chérif Dibbah le contact téléphonique du leader libyen. Son exfiltration se fit avec l’aide du régime de Bissau vers Cuba, quand les forces rebelles furent submergées et qu’il eut lui-même tué, lors d’une dernière dispute, d’autres leaders révolutionnaires.
De Cuba à la Libye en passant par le Burkina Faso, l’irréductible révolutionnaire s’était fait oublier mais n’était pas resté inactif. Ses compagnons, membres du Conseil suprême de la révolution, s’étaient signalés dans des théâtres d’opération, notamment en Sierra-Leone et au Liberia où certains sont tombés, les armes à la main. Mais au crépuscule de sa vie, Bamako semble avoir été son lieu de résidence préféré jusqu’à l’avènement d’Amadou Toumany Touré. Le dossier de Kukoï est une patate chaude dont le nouveau régime malien veut se débarrasser : c’est ce que m’apprend un coup de fil matinal d’un camarade de Bamako auquel je dois refiler le contact d’un autre camarade sénégalais pour concertation en vue d’un éventuel transfert à Dakar de Kukoï. C’est avec l’attaque de la caserne de Farfégny que j’ai compris que la transaction avait abouti. La tentative de Dakar de ramener Kukoï dans le jeu politique gambien et de l’utiliser contre le président Yakhya Jammeh tourne en une sanglante déroute avec la reprise du camp militaire par des renforts de troupes gambiennes.
Des témoignages ont attesté que Kukoï Samba Sanyang, alias Docteur Manneh, avait été blessé lors des affrontements et une source proche de camarades internationalistes m’avait indiqué qu’il resterait physiquement diminué. Ayant partagé avec lui un avion de ligne intérieure et un hôtel, notamment, je n’ai jamais cherché à lui parler, ayant pris parti dans la sanglante querelle entre fractions de gauche gambienne pour des camarades que nous connaissions mieux la doctrine depuis l’émergence en Grande-Bretagne et en Afrique de l’Ouest anglophone des groupes précurseurs d’une gauche gambienne : les ''Red Lions'' de Matar Sarr tué en 1973 par les Fields forces de Jawara, le Movement for justice in Africa (MOJA) de Tidjan Sallah dit Koro blessé par les forces spéciales britanniques lors de l’intervention sénégalaise. Et aussi Pingou George dont des sources concordantes imputent à Kukoï l’exécution avant l’assaut final de Bakau, dernier réduit rebelles où les otages avaient été rassemblés.
Kukoï, ce Sénégalais, ancien séminariste, tard venu en Gambie pour une bourse d’étude en Suède, avait-il négativement influé sur le cours de l’insurrection gambienne par une dérive militariste et putschiste d’un Conseil suprême de la révolution composé à la va vite de lumpen-prolétaires sans formation idéologique ? Ses fautes politiques ne sont plus du ressort du jugement des hommes. Éloigné de l’espace public gambien où une autre génération avait réussi à asseoir un parti de gauche moderne et crédible, le People’s democratic organisation for independance and socialism (PDOIS) de Sidya Jatta et de Khalifa Sallah, Kukoï ne réussira à s’entendre ni avec le régime de Jammeh ni avec son opposition mais pour son malheur avec celui du président Abdoulaye Wade. Sa mort au Mali le jour même de la signature d’un accord entre les groupes armés dissidents montre que la paix est bien l’ultime ressource après le combat. Puisse-t-il enfin la trouver sous la terre du pays où sera sa tombe : la Gambie, le Sénégal ou le Mali, ultime refuge.
* Kukoï Samba Sanyang est tombé