«Beaucoup de questions restent en suspens !»
Militaire à la retraite, Jean-Pierre Preira est chargé des affaires administratives au sein de l’Anfv du Joola. Sans détours, il évoque avec EnQuête, onze ans après, la difficile et douloureuse question de la gestion du dossier du naufrage du bateau le Joola.
Comment êtes-vous arrivé au sein de l’Association des familles des victimes du Joola ?
D’abord, je suis parent de victime. Ensuite ma communauté m’a chargé, sur demande du Gouverneur à l’époque, de représenter la communauté Manjaque et les ressortissants de la Guinée-Bissau dans le cadre du traitement des dossiers d’indemnisation parce que je maîtrise les cultures et les langues du sud.
Vous souvenez-vous d’une chose qui vous a fait mal au point de songer à jeter l'éponge ?
Il ne m’est jamais arrivé de penser, une minute, qu’il faut abandonner. Mais je regrette que les choses ne se soient pas toujours déroulées comme nous le souhaitons au sein de l’association. J’ai surtout mal quand j’entends certaines personnes dire qu’il faut abandonner le dossier ; qu’il faut oublier. Je me dis que ceux-là n’ont pas bien compris ce qui s'est passé. Ce dossier est douloureux. C’est la plus grande catastrophe maritime de l'histoire. Quand j’ai suivi dans la presse internationale la commémoration du 11 septembre, j’ai senti à quel point l’Amérique est restée fidèle, ne serait-ce que par devoir, à la mémoire des disparus. L’Amérique refuse d’oublier ! Alors pourquoi au Sénégal des gens veulent que les familles oublient ?
Vous avez tout de même rencontré des problèmes dans cette gestion ?
Oui, certaines bénéficiaires nous ont traités, tout au début, d’incapables du fait des lenteurs constatées dans le traitement des indemnisations. Nous avions, à l’époque, essuyé beaucoup de
critiques. Alors que la faute incombait à l’Etat qui n’avait pas fait preuve de beaucoup de diligence pour régler cette question. Il fallait tomber d’accord sur la question du montant, des dossiers à fournir et surtout écourter certaines procédures administratives. Il fallait aller vite pour que les
familles, qui commençaient à s’impatienter, comprennent que nous étions là pour elles. Nous avions fini par convaincre l’Etat du fait qu’à situation exceptionnelle, il faut des mesures exceptionnelles. Cela n’a pas été facile du tout. Il fallait tout de même respecter certaines procédures administratives. Nous avions procédé à des audiences foraines pour régler la question du jugement d’hérédité qui permet d’accéder aux indemnisations. Le processus a duré un an. Nous sommes parvenus à vider tous les dossiers en notre possession. Les premières
indemnisations ont eu lieu en 2003. Sur les 1 863 victimes officiellement déclarées, 1470 ont été indemnisées.
Et les autres ?
Certains n’ont pas produit de dossiers pour des raisons crypto-personnelles ou socioculturelles. Ils n’étaient pas intéressés. D’autres ont fini par accepter. Il y a aussi ceux qui n’ont pas été
indemnisés parce que tout simplement ils ne connaissaient pas la procédure à suivre pour accéder aux indemnisations et/ou ne disposaient pas d’actes d’état-civil.
Autres problèmes vécus ?
L’Etat, sur notre insistance, nous a attribué un siège qui n’est pas fonctionnel. C’est Pierre Goudiaby Atepa qui nous avait passé une de ses maisons pour que nous en fassions un siège. Il l’a
récupérée par la suite. Présentement, nous sommes hébergés dans le bureau de l’Action Sociale à Ziguinchor.
Il se dit que vous aviez voulu vous sucrer sur le dos de parents de victimes en encaissant 100 000 francs Cfa sur chaque dossier indemnisé.
Ces personnes l’ont dit par ignorance d’une part et par méchanceté d’autre part. Ces gens-là ne savaient pas que pour accéder aux indemnisations, il fallait désigner quelqu’un qui devait agir au nom et place des autres héritiers de la famille. Ce dernier devait disposer d’une procuration dûment établie par le Tribunal. Le chèque est remis à ce dernier. Il faut souligner que le montant des indemnisations était en monnaie scripturale, donc sur chèque du Trésor. Nous avons mené des démarches auprès des institutions financières de la place pour qu’elles acceptent de payer une partie de l’indemnisation aux ayants droit - si ces derniers en font la demande - en attendant la compense au niveau du Trésor. Les banques ont accepté. Ce qui a permis à certains de disposer
d’une partie de la somme une fois en possession de leur chèque. Ceux qui ont bénéficié de la première somme sont passés au siège de l’association pour nous dire merci. Ils se sont vite rendu compte que le siège ne disposait ni d’électricité, ni d’eau ni d'un budget de fonctionnement. Tout marchait par cotisations. (...) C’est au cours du second paiement, au tribunal, qu’un parent des victimes, aujourd’hui décédé (feu Biaye), a proposé à tous ceux qui attendaient de toucher leur chèque de prélever 100 000 francs pour l’association afin de lui permettre de fonctionner normalement. Ce n’était pas obligatoire. Certains ont jugé la proposition normale et ont accepté de verser. D’autres ne l’ont pas fait.
Tout compte fait, cette affaire a terni l’image de l’association ?
Oui, il y a eu des frondeurs. Des gens malintentionnés qui ont crée une scission puis monté une association parallèle. Ils étaient absents quand certaines familles ont décidé librement de prélever la somme. Mais ils ont fini par comprendre et demandé l’arbitrage du gouverneur pour leur réintégration au sein de l’association. Il faut saluer l’expertise en la matière du gouverneur Cheikh Tidiane Dieng. Grâce à lui, nous avons pu laver le linge sale en famille et aujourd’hui, tous se réjouissent de l’existence d’une seule et indivisible Association des familles à Ziguinchor.
Quel bilan tirez-vous de cette gestion, onze ans après ?
Onze ans après, je peux me permettre de donner une appréciation positive. Ce que je dis m’engage. Aujourd’hui, les indemnisations ont été faites, Ziguinchor dispose d'une université, un bateau est à flot, la prise en charge des pupilles a démarré, les gares maritimes de Ziguinchor et Dakar ont été construites, le port de Ziguinchor réhabilité. Il y a aussi la construction du ponton de Carabane et le pont Emile Badiane est cours. Ce sont là autant de satisfactions à relever, même si le bilan demeure mitigé.
Pourquoi ?
Parce que l’octroi des bourses aux étudiants n’a pas eu lieu, le bateau n’a pas été renfloué, il n'y a pas eu d’accompagnement socio-économique des familles, les cas de traumatisme n’ont pas été pris en charge. La prise en charge des pupilles a tardé à se mettre en place, elle a démarré timidement avec une allocation mensuelle de 20 000 francs qui est ensuite passée à 25 000 francs en 2013. Nous trouvons que c’est peu pour une prise en charge normale. L’objectif visé est que l’Office se substitue aux parents des victimes. Ensuite, au moment de l’exécution de la décision, certaines pupilles étaient déjà majeures et du coup n’étaient plus concernées par la décision. Nous avons demandé que le caractère rétroactif de la loi portant instituant des pupilles de la nation soit appliqué pour permettre aux orphelins atteints, aujourd’hui, par la limite d’âge, d’être pris en compte. C’est l’Etat qui a tardé dans leur prise en charge. La faute ne leur incombe nullement. Nous avons demandé la rétroactivité de la loi pour permettre à ces dernières de bénéficier d’un rappel d’’allocation. (…) Il faut souligner aussi que l’Office, malgré les moyens limités, a organisé un stage théorique et pratique de moniteurs de collectivités éducatives en faveur des pupilles majeurs. Il s’agit d’un acte significatif dans la prise en charge de ces derniers. Ensuite, l’autre acte positif est la colonie de vacances organisée du 06 au 24 septembre 2013 à Ziguinchor encadrée par les pupilles majeurs au profit des pupilles mineurs.