‘’Dans nos enseignements, il n’y a pas une empreinte politique ou religieuse’’
A la suite d’un article publié dans nos colonnes et faisant état de pressions de la Turquie sur les autorités sénégalaises pour la fermeture du groupe scolaire Yavuz Selim, les responsables dudit établissement ont souhaité s’exprimer. L’objectif de l’exercice assuré par M. Ndoye le censeur et Amadou Ndiaye le directeur des études est multiple. Dénoncer l’ingérence d’Ankara, inviter l’Etat à parler, rassurer les parents d’élèves, tout en rappelant le caractère laïc de l’école. En tant qu’anciens de l’école publique, ils ont aussi leur point de vue sur la déliquescence actuelle du système.
Depuis quelques temps, Ankara met la pression sur le gouvernement sénégalais pour la fermeture des établissements Yawuz Sélim ? Qu’en pensez-vous ?
Amadou Ndiaye : Qu’un autre gouvernement fasse pression sur un autre pour qu’on ferme un établissement que nous croyons déjà comme un établissement sénégalais, nous trouvons que ce n’est pas quelque chose de légal. C’est à la limite même une ingérence. Parce que notre établissement qui est là depuis presque 20 ans, est un établissement sénégalais, le personnel est à 80% sénégalais. Nous avons un effectif de plus de 2 000 élèves dans l’ensemble de nos établissements. Les Sénégalais représentent 50 à 70%. Bien sûr, il y a d’autres nationalités notamment européennes. Mais à notre avis, c’est un établissement sénégalais dans la mesure où les programmes qui y sont enseignés sont des programmes sénégalais. Nous nous sommes battus depuis des années pour le respect de la convention signée entre ce groupe scolaire et l’Etat du Sénégal. Dans cette convention, il est bien dit que les programmes enseignés doivent être sénégalais.
M. Ndoye : je crois qu’un Etat ne peut pas demander à un autre Etat aussi souverain de prendre des mesures concernant un problème interne. Cette école est sénégalaise, gérée par l’Etat sénégalais selon des critères bien déterminés. Le groupe scolaire Yawuz Sélim qui est vieux maintenant de 20 ans est venu s’insérer dans le système selon un protocole bien établi entre le groupe qui l’a ouvert et l’Etat sénégalais. Je crois que tant que ce protocole est respecté, l’école ne doit pas avoir de problème avec le Gouvernement sénégalais. Jusqu’ici, le protocole est respecté, nous enseignons les programmes sénégalais et les quotas qui sont fixés pour le personnel sénégalais de même que pour le personnel turc sont respectés. Ils sont même dépassés pour le personnel sénégalais. De ce point de vue-là, je crois que nous sommes en phase avec les autorités sénégalaises et il ne devrait pas y avoir de problèmes de ce côté-là.
Face à la situation, quelle est la réaction que vous attendez du Gouvernement sénégalais ?
M. Ndoye : Aujourd’hui, il y a une rumeur qui grandit. La presse en parle et les parents s’inquiètent quelque part. Modestement, nous aurions aimé que notre Gouvernement se prononce sur la question de façon à dissiper tous les malentendus surtout dans les esprits de certains parents d’élèves.
Amadou Ndiaye : On ne nous a rien reprochés jusqu’à présent. Cette école est une école laïque. Dans nos enseignements, il n’y a pas une empreinte politique ou religieuse. Les autorités sénégalaises le savent. Je pense que face à une situation pareille, l’Etat devait réagir, protéger cette école. Montrer aux autres-là qui veulent nous imposer un diktat que nous sommes un Etat souverain et que tant que cette institution est au profit de l’Etat du Sénégal, il ne devrait pas réfléchir pour la défendre comme d’autres Etats l’ont fait en disant niet à ce diktat de Ankara. Maintenant, je peux comprendre qu’il y ait des relations politico-économiques entre les deux pays, mais cela ne doit pas, quelque soit l’importance de ces relations-là, interférer sur l’intérêt de l’éducation nationale. Je pense qu’il faut qu’on comprenne que cette école est une école sénégalaise.
Vous avez peur que le poids économique de la Turquie au Sénégal l’emporte sur les raisons liées à l’éducation
Amadou Ndiaye : Je ne dis pas cela. Je dis que je peux présupposer que si l’Etat du Sénégal devait peut-être accepter un diktat, ce ne serait que sur la base des relations politico-économiques. Nous sommes un pays en voie de développement, nous avons peut-être des intérêts économiques à défendre. Mais cela ne devrait pas être une raison pour que le Sénégalais se rabaisse.
Pensez-vous que l’Etat est dans la dynamique de répondre favorablement à l’injonction des autorités turques ?
M. Ndoye et M. Ndiaye (réponses simultanée) : Non ! Non, très honnêtement non. Pour le moment, nous ne sentons aucun frémissement au niveau de nos autorités qui peut présager d’une fermeture de l’école. Nos autorités ne nous ont rien dit. Elles n’ont nulle part exprimé leur volonté de fermer l’école. Elles ont toujours participé à la vie de cet établissement. Nous espérons que ça va continuer. Nous répondons à ces questions parce que nous avons été interpellés par une situation.
Depuis lors, avez-vous eu l’occasion de vous entretenir avec les autorités pour savoir exactement quelle est leur position ?
Amadou Ndiaye : Non ! Je pense que nous sommes un institut, une école comme toutes les autres. Nous devons respecter une certaine hiérarchie. Nous dépendons de l’Inspection d’académie de Dakar. Nous n’avons pas accès au Gouvernement. Nous ne devons même pas aller vers le gouvernement.
M. Ndoye : Aller vers le gouvernement pour solliciter quoi ? On n’a rien à nous reprocher à propos de tout ce qui se dit, de tous les griefs qui seraient avancés par l’Etat turc. L’école est laïque. Certes elle est privée, mais elle ne déroge pas aux textes du ministère de l’Education nationale auquel nous dépendons. Nous nous conformons autant que nous pouvons aux textes qui régissent l’enseignement scolaire au Sénégal.
Est-ce à dire donc qu’il n’y a pas péril en la demeure ?
M. Ndoye : Aujourd’hui, ce que nous disons et que nous clamons haut et fort, c’est qu’il n’y a pas péril en la demeure. Nous demandons aux parents d’élèves d’être sereins de continuer à nous faire confiance. Nous les incitons à venir inscrire leurs enfants. Aujourd’hui, nous sommes à un niveau deux fois supérieur que celui de l’année dernière à pareille heure.
L’argument avancé par la Turquie est relatif aux relations que vous avez avec Fethullah Gülen. Qu’est ce qui vous lie à lui ?
M. Ndoye : Fethullah Gülen n’intervient pas dans notre pratique quotidienne. Nous avons un programme à enseigner, nous avons des objectifs pédagogiques à atteindre. Ce sont ces objectifs là que nous visons. Nous préparons nos élèves aux examens et concours du Sénégal. Il n’y a pas de prédication religieuse à l’école.
Amadou Ndiaye : Moi je ne connais pas Fethullah Gülen. J’ai appris qu’il a créé beaucoup d’établissements dans le monde dont Yavuz Selim Sénégal. Donc c’est un investisseur c’est quelqu’un qui a l’esprit humanitaire.
M. Ndoye : (Il coupe) Moi je dirais, initiateur ! Il a peut-être eu une philosophie basée sur la religion musulmane qu’il a développée et dont il s’est inspirée pour créer cette association là et initier cette action. Et celle-ci a aujourd’hui engendré des écoles comme Yavuz Selim à travers 150 pays dans le monde.
Votre école est citée parmi les écoles d’excellence. Mais parmi les indicateurs de performance, il y a les résultats du baccalauréat et ceux du concours général. Et sur ce point, Il y a toujours des établissements qui vous devancent…
M. Ndoye : (Il coupe) Au concours général, notre objectif est d’être premier. Nous ne nous en cachons pas. Notre objectif c’est d’être un jour premier au concours général. Notre objectif au baccalauréat est de faire en sorte que dans toutes les séries nous puissions réaliser 100%.
L’enseignement est de qualité certes mais il arrive souvent que des gens se plaignent du prix. Est-ce qu’il y a possibilité que les tarifs soient revus à la baisse ?
Amadou Ndiaye : Il faut comparer le prix payé ici par rapport aux autres établissements. Il y a des établissements privés qui sont beaucoup plus chers que nous. Je me pose toujours la question, pourquoi les gens parlent de la cherté de Yavuz Selim. Compte tenu de l’infrastructure que nous offrons, du cadre et de la qualité professionnelle de nos enseignants, je pense que nous ne sommes pas chers. Il n’y a pas un enseignant qui n’ait pas le CAEM ou le CAEF. Ce sont tous des diplômés de l’enseignement. Nos classes sont réduites au maximum à 24 élèves. On termine les programmes au mois d’avril. Si l’enseignement n’était pas de qualité, on n’aurait pas ces résultats au baccalauréat, au BFEM et au concours général.
M. Ndoye : En matière commerciale, il y a rapport le rapport qualité/prix.
M. Ndiaye : (rebondit) Et puis il faut rappeler que tous les élèves mangent ici.
Vous êtes des produits de l’école publique, qu’est-ce que cela vous fait de voir aujourd’hui la déliquescence dans la
quelle se trouve celle-ci ?
M. Ndoye : Ça fait mal au cœur, nous avons été formés à l’école publique. Nous n’avons jamais connu d’école privée dans note cursus scolaire. Mais à l’époque évidemment, les années scolaires se déroulaient normalement, il n’y avait pas de grève, il y avait même des professeurs expatriés qui étaient là. Mais aujourd’hui, nous anciens qui y avons passé plus de 40 ans de notre carrière, nous sommes désolés de ce qui se passe dans l’école publique. Il ne peut pas se passer une année scolaire normale sans qu’il n’y ait de grèves des enseignants, des élèves, et même des inspecteurs. Nous regrettons beaucoup cette situation-là, et nous souhaitons un retour à la normale. Tout le monde y gagne, même l’enseignant privé y gagne.
Amadou Ndiaye : Avant, c’était les plus faibles qui allaient dans les écoles privées. L’école privée était le dépotoir d’élèves faibles, ceux qui n’avaient pas réussi au public. Les meilleurs enseignants étaient dans le public. Les enseignants du privé en général n’avaient pas de diplôme. C’était des produits de l’école privée catholique. La dégradation de la qualité de l’enseignement dans l’école publique est due à plusieurs facteurs. Nous avons constaté qu’il y a eu la suppression des écoles normales. Les écoles normales Demba Diop, Germaine le Golfe, William Ponty, n’existent plus. Tout dernièrement, les centres de formation pédagogiques ont été supprimés. Il faut qu’il y ait des cadres de formation pour les enseignants pour qu’on ait des enseignants de qualité.
Selon certains observateurs, le métier d’enseignant n’est plus une vocation mais une nécessité ? Qu’en pensez-vous ?
M. Ndoye : En tout cas ce qui est sûr, c’est que les gens qui sortaient de l’école normale William Ponty ou de celle des jeunes filles avaient choisi le métier d’enseignant.
Amadou Ndiaye : Nous en tout cas, nous étions 40 élèves dans notre promotion à l’école William Ponty en 1967. C’était les 40 meilleurs élèves des classes de troisième.
Que faut-il faire pour redorer le blason de l’école publique ?
M. Ndoye : D’abord, il faut que les gens que l’on recrute soient des enseignants de vocation. Qu’on dépasse la situation actuelle où les jeunes se ruent vers l’enseignement quand ils ne peuvent pas trouver autre chose. Et pour cela, il faudrait aussi revaloriser le métier de l’enseignant. Créer un cadre plus adéquat et rendre les écoles plus attractives. Faire de sorte que l’enseignant ne lorgne plus à gauche ou à droite pour trouver mieux que la situation qu’il vit. Des enseignants apaisés dans ce qu’ils font. Et aussi stabiliser le système.
Amadou Ndiaye : Il faut aussi canaliser le mouvement syndical. 30 à 50 syndicats, chacun tirant de son côté, c’est inadmissible. Ils ne défendent plus les intérêts matériels du travailleur mais leurs propres intérêts. A la direction des ressources humaines du ministère de l’Education, chaque syndicat envoie deux permanents et c’est souvent les deux enseignants les plus chevronnés. Avec 50 syndicats, ça fait 100 enseignants qui vont se reposer au ministère. Or, nous avons des classes fermées faute de maîtres. Pourquoi on leur permet cette brèche-là.
L’on parle du privé comme si tout allait bien. Mais il y a aussi des problèmes dans ce sous-secteur…
Amadou Ndiaye et M. Ndoye (réponses simultanées) : Il y a une floraison d’écoles privées. Il faudrait qu’on soit plus regardant sur l’autorisation qu’on accorde aux écoles privées. Aujourd’hui, il suffit de déposer une demande d’autorisation, avant même l’accord de l’autorité, on fonctionne. Il y a des écoles qui ne valent rien. Il faut un contrôle strict pour identifier qui gère et qui enseigne dans telle ou telle école et surtout qu’est-ce qu’on enseigne. Le secteur de l’enseignement est large, chacun peut y avoir son lopin. Mais il faut qu’il soit normé.
N’est-il pas temps que le privé arrête d’utiliser le personnel du public ?
Amadou Ndiaye : Je pense que c’est l’Etat qui doit former le personnel enseignant, quitte à demander aux privées d’en recruter, s’il en a assez. Nous, à Yavuz Selim, nous nous sommes rapprochés du Fastef pour voir comment recruter parmi les diplômés que l’Etat n’a pas embauchés.
M. Ndoye : Nous avons envoyé une correspondance au doyen de la FASTEF pour lui demander de nous envoyer dans toutes les disciplines, les enseignants qui n’ont pas été recrutés. Nous attendons la réponse.
L’Etat du Sénégal cherche à orienter ses élèves vers les matières scientifiques. Vous, à Yavuz Selim, qu’est-ce que vous faites pour accompagner cette politique ?
M. Ndoye : A l’ origine, Yavuz Selim était une école scientifique. Nous avons fonctionné pendant plusieurs années sans avoir des séries littéraires. Mais depuis 5 à 6 années, nous avons ouvert des séries littéraires pour équilibrer. Il y a des élèves qui montrent qu’ils ont des dispositions dans les séries littéraires, il ne faut pas aussi les condamner. D’ailleurs, au concours général, nous avons des prix dans toutes les matières.
Amadou Ndiaye : Nous essayons de donner aux élèves beaucoup plus de dispositions dans les mathématiques en leurs faisant faire des cours scientifiques en anglais en plus des enseignements en français.
M. Ndoye : L’autre but de cet enseignement est aussi de préparer nos élèves à intégrer les universités des pays anglophones sans difficulté. En somme, si nous faisons le décompte, nous avons plus de matières scientifiques que de littéraires. Mais nous essayons aussi d’équilibrer depuis quelques années.
PAR IBRAHIMA K. WADE ET BABACAR WILLANE