Publié le 24 Jan 2025 - 17:40

La grande amitié entre Mamadou Dia et le père Louis-Joseph Lebret (Lebret), Dominicain français

 
Ce texte d’hommage à Mamadou Dia est publié à l’occasion du 16ème anniversaire du rappel à Dieu de l’Ancien président du Conseil. C’était le 25 janvier 2009.
 
L’amitié entre Mamadou Dia (Dia) et le frère Louis-Joseph Lebret (Lebret) est loin d’être un hasard. Aussi, au-delà de Lebret, c’est tous les Dominicains de Dakar-en charge de la Paroisse Universitaire Saint-Dominique-, à l’époque tous français, qui éprouvaient une réelle sympathie pour le Président du Conseil du gouvernement du Sénégal (1957-1962).
 
Dans le cadre du discours préliminaire sur la grande amitié entre Dia et Lebret, arrêtons nous d’abord sur la distance qui a existé entre Senghor et les Dominicains. D’ailleurs, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle, c’est l’amitié entre Dia et Lebret qui a contribué à éloigner Senghor des Dominicains. L’admiration de Senghor pour les Jésuites et les moines Bénédictins à l’origine de son inimitié avec les Dominicains
 
Il faut dire que le différend entre Senghor et les Dominicains n’est pas difficile à expliquer. Probablement, c’est plus par dépit qu’autre chose qu’on pourrait comprendre la distance critique que Senghor a toujours observé vis-à-vis des Dominicains. Le ressenti de Senghor pourrait alors se justifier par le fait que dans son différend avec Dia, il s’est senti comme abandonné par ses propres coreligionnaires. Nous y reviendrons puisque ce ressenti de Senghor est très important à nos yeux surtout de nos jours. Et ce ressenti, Senghor l’exprimait en ces termes : « Je n’ai absolument aucun atome crochu avec les pères dominicains ». Archives Province de Lyon, Archive de Luc Moreau, n° 700, carton 57, lettre de Luc Moreau à Nicolas Rettenbach, 11 juillet 1968.
 
Ces propos de Senghor permettent de bien comprendre sa préférence pour les Jésuites et les Bénédictins de Keur Moussa. En effet,« Il ne faut pas oublier non plus que Senghor avait une grande admiration pour les Bénédictins. Le père Dominique Catta raconte comment après l’inauguration officielle de leur monastère le 23 juin 1963, Senghor est resté pour les vêpres célébrés entièrement en latin. Pour qui connait Senghor et son attachement au latin, cela lui est allé certainement droit au cœur », (Dominique Catta, 2004, pp. 13-20) ; Dominique Catta, Aloyse-Raymond Ndiaye, 2012, p. 49).
 
C’est peut-être dans cette préférence senghorienne des Jésuites et des moines bénédictins, qu’il faut essayer de comprendre le conflit latent noté entre lui et les frères fondateurs de la mission dominicaine de Dakar.
 
De plus, pour des raisons évidentes, les Dominicains n’ont jamais manqué de manifester leur sympathie et leur estime à Dia. Aussi, n’est-il pas étonnant de constater ou d’imaginer que le Président Senghor était agacé du parti pris des Dominicains pour Dia au nom de l’amitié qu’il lui porte. En effet, prendre fait et cause pour le Président du Conseil du gouvernement du Sénégal dans son conflit avec Senghor comme l’ont fait les frères dominicains de Dakar ne pouvaient pas faire de ces derniers, des amis et intimes de Senghor. Le cardinal Hyacinthe Thiandoum (Thiandoum) lui-même a dû essuyer les mêmes susceptibilités de Senghor qui considéraient que ses coreligionnaires devaient le soutenir dans son différend avec Dia.
 
Voilà un aspect qui nous semble capital surtout de nos jours. Ce rappel historique montre clairement qu’il n’y avait pas de soutien automatique des catholiques pour le président catholique ! Cela mérite d’être fortement souligné. Du reste, on peut verser cet épisode tendu entre Senghor et les Dominicains dans le registre de la relation Église/État qui même sous un président catholique était loin d’être un long fleuve tranquille (Omar Guèye, 2017, pp. 221- 241).
 
C’est dire que les positions critiques du clergé catholique envers le pouvoir central de Dakar ne date pas d’aujoourd’hui. Justement, « Mai 68 » peut être compté dans les épisodes où ce même clergé montre son désaccord avec le mode de gouvernement de Senghor. En effet, dans les troubles que connut le campus social de Dakar en ébullition, occasionnant la mort d’un étudiant, les Frères ressentent dans leur propre chair cette violence infligée à leurs « étudiants ». Ils n’hésiteront pas alors à prendre fait et cause pour eux au point de se compromettre aux yeux des autorités, le président Senghor en premier.
 
Dans une homélie du dimanche de la Pentecôte, le 2 juin 1968, le frère Luc Moreau, prédicateur du jour, ne manquera pas de dénoncer la brutalité avec laquelle les forces de l’ordre ont « cassé » de l’étudiant. Ne pouvant se taire selon leurs propres dires, ils se sont tous indignés face à ce qu’ils considéraient comme une violence gratuite déversée sur de pauvres étudiants sans défense. Cette prise de position des Frères n’était évidemment pas du goût de Senghor qui décida d’ailleurs d’expulser ces derniers du Sénégal.
 
Mais bien heureusement, c’est la médiation d’Alioune Diop et la position ferme de Thiandoum entre autres médiateurs dans le conflit des Dominicains avec Senghor, qui sauvera les premiers nommés d’une expulsion certaine.
 
Et ce désir de voir les Dominicains quitter le Sénégal, Senghor l’avait exprimé en ces termes : « En conséquence, prenant mes responsabilités, j’ai décidé que les Pères dominicains quitteraient le Sénégal. Je préfère ne pas prendre une décision d’expulsion. Je vous demande donc de transmettre ma requête à Sa Sainteté le pape Paul VI. Qu’il veuille bien donner des ordres au Supérieur hiérarchique des Pères dominicains qui sont à Dakar, pour que ceux-ci quittent le Sénégal avant le 31 juillet 1968 » (Michel Ropers, 1997).
 
Néanmoins, il faut préciser que lorsque la tension a baissé Senghor n’a pas hésité à recevoir en audience le frère Luc Moreau lui-même. Ce qui signifie que Senghor, il est vrai n’ « appréciait » pas les Dominicains auxquels il préférait les Jésuites, mais il ne leur a jamais pour autant gardé rancune. La preuve, lorsque Luc Moreau a été élu provincial de l’ancienne province de Lyon, Senghor lui-même lui a adressé ses chaleureuses félicitations selon le témoignage du frère Michel Ropers (Michel Ropers, 1997).
 
La grande amitié entre Dia, musulman fervent et Lebret, prêtre catholique français
 
Pour en venir maintenant à la grande amitié entre Dia et Lebret, on peut se référer à Luc Moreau pour essayer de comprendre la relation particulière qui les unissait. Luc Moreau disait qu’il percevait le dialogue comme une relation d’amitié avec les musulmans (Luc Moreau, 1982). Assurément, c’est son frère Lebret qui l’a le plus mis en pratique. Son amitié avec le Président du Conseil du Sénégal était connue de tous.
 
En effet, nouvellement installés à Dakar, dans le contexte de la décolonisation-ce qui fait soixante ans de présence dominicaine au Sénégal-, les fils de Saint Dominique seront amenés à penser le développement des peuples dans une perspective autre que celui de leur pays d’origine.
 
Sous ce rapport, on a dit de Lebret qu’il « fut l’un des premiers à révéler chez les catholiques, à leur conscience, l’importance primordiale de l’ordre économique, avec tout ce qu’il mettait en jeu comme valeurs humaines et antivaleurs » (Luc Moreau, 2012, 308). La notion d’« humain » adossée à la problématique de l’économie ouvrait alors de nouvelles perspectives dans la conception du développement (Louis-Joseph Lebret, 1947).
 
Avec Lebret toujours, on peut même parler de « développement global » c’est-à-dire un développement centré sur la personne et non contre la personne. Lecteur assidu de philosophes personnalistes comme Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, Lebret va théoriser un développement qui se veut harmonisé, totalisant et humain (François Mallet, 1968, p. 268).
 
Il faut signaler que Lebret et son équipe-dont François Perroux-se sont donnés 18 mois d’efforts pour adapter les limites administratives aux vraies régions économiques, en tout sept régions ayant à leur tête des gouverneurs responsables de l’administration et du développement économique et humain. « Quelques semaines auparavant le P. Lebret ( o.p. de Lyon, Économie et Humanisme et IRFED) était devenu expert N° 1 du gouvernement du Sénégal pour ses premiers plans de développement : appelé par le musulman Mamadou Dia ». (Luc Moreau, 2001, p. 278) ; (Dominique Catta, Aloyse-Raymond Ndiaye, 2012, p. 37).
 
Le frère Luc Moreau que nous avons cité ci-haut, lui-même islamologue, soulignait alors ce qui était la marque de l’amitié entre Dia et Lebret. C’était à l’occasion de la donnation du nom de Lebret à la grande salle de la Paroisse universitaire Saint Dominique le 30 novembre 1966 : « Si donc (…), nous donnons à notre Centre le nom de « Louis-Joseph Lebret », c’est bien sûr en mémoire du travail qu’il a voulu faire loyalement avec le Sénégal, comme un mémorial de la solidarité très humaine qui s’est créée dans cette œuvre entre hommes de toutes croyances. Et il faut souligner la sympathique coopération islamo-chrétienne » (Luc Moreau, 2012, p. 311).
 
Tels sont les contextes dans lesquels il faut loger l’amitié de Dia avec Lebret. Cette amitié qui est un dialogue de vie et de convivialité-ou de cordialité (vitaconvivialisme/vitacordialisme)-, un dialogue des œuvres (ergonisme) et même au dialogue des actions communes (tallisme) est plus qu’exempaire. Et dans le cas d’espèce, on retrouve l’objectif même assigné au dialogue comme paradigme du développement en vue de la paix sans laquelle il n’y a pas de progrès possible. Et pour nous, le premier plan de développement « commandé » par Dia et mise en œuvre par Lebret et son équipe « Économie et Humanisme » est plus qu’édifiant !
 
C’est l’exemple type de collaboration réussie entre chrétiens et musulmans. Et bien évidemment, les deux hommes, l’un prêtre et l’autre musulman convaincu ont pu certainement
de temps en temps échanger sur leurs convictions religieuses respectives. Sous ce rapport, ne pourrait-on pas dire que le premier plan de développement du Sénégal est le fruit du dialogue islamo-chrétien ? En effet, Lebret et son équipe signalée plus haut ont exécuté la « commande » passé par le Président Mamadou Dia. Ce qui donnera naissance au premier plan de développement du Sénégal.
 
Enfin, il faut signaler que Lebret a un héritier dominicain sénégalais de grande envergure intellectuel et spirituel. Il s’agit du Frère-Professeur des Universités (CAMES) Benjamin Sombel Sarr dont l’œuvre spirituel et théologique est d’une certaine manière la continuation de la pensée du dominicain français.
 
Que cette amitié entre un musulman convaincu qu’était Dia avec un prêtre dominicain français puisse continuer d’inspirer notre pays. Cette amitié étant la preuve que la diversité culturelle et pluralisme religieux ne sont point des obstacles à l’unité.
Par Frère Dr Pierre-Marie Niang, Dominicain
Professeur d’islamologie au Centre Saint Augustin, Dakar
Section: 
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