CHRONIQUE PAR PHILIPPE D’ALMEIDA
Nos émotions anesthésiées
A quarante kilomètres des côtes de Saint-Louis, une pirogue de plus à chaviré ; une de trop avec une soixantaine de candidats à l'émigration à son bord. De la diversité, voire de la contradiction des bilans, on peut retenir une quarantaine de disparus, plus d'une dizaine de rescapés avec autant de morts. Les recherches ont pris fin. L'Océan ramènera, quand il lui plaira, le reste de disparus sur quelques plages proches ou lointaines, ou n'en ramènera jamais. Les profondeurs marines recèlent d'effroyables reliques.
Sur cet accident, le minimum syndical en termes de relais. La presse a informé et commenté, le temps d'une édition, comme elle l'eût fait d'un fait-divers quelconque. Les politiques sont restés peu diserts, fixant ailleurs leurs préoccupations, à quelques mois des élections locales. Curieux paradoxe...
Comme si la récurrence de ces naufrages, sur ces routes de la mort, avait fini par ôter au phénomène son caractère tragique. Comme si, au fil du temps, l'on avait fini par se lasser de ces statistiques macabres qui nous confrontent au désespoir de ceux qui partent et à l'impuissance de ceux dont c'est la responsabilité de les en empêcher.
Commentant le drame, oui, le chef de l'État s'est dit "peiné’’. Oraison funèbre banale des choses banales. Qui pour pleurer réellement ces morts ? A peine leurs familles, qui éprouvent plutôt, en ces instants, la douleur d'un espoir perdu ; celle des épargnes englouties et pour rien.
Car la vraie tragédie de ces migrations, c'est la subsistance d'une seule espérance après la perte de tout espoir : que la traversée réussisse et qu'au bout de quelques années, elle génère le miracle d'une résurrection ; la résurrection d'une vie qu'on ne regardait plus, qui se vidait lentement et sûrement de ses substances essentielles. Ils sont déjà morts, ces jeunes, quand ils montent dans ces embarcations artisanales que des criminels osent surcharger. Ils jettent juste leurs dernières forces dans cette ultime tentative d'exister.
Qui s'en étonnerait ? En milieu rural, le taux de chômage au sein de la population active tourne autour de 22,1 % selon des statistiques presque complaisantes.
Depuis plusieurs mois, sur la côte sénégalaise, les départs à bord de longues pirogues de pêche traditionnelle sont légions. Ces départs touchent principalement des pêcheurs, désemparés face à la raréfaction des ressources halieutiques, et des jeunes frappés par la crise liée à la pandémie de Covid-19 et l'effondrement du secteur en termes de rentabilité.
Dans la nuit du 25 au 26 août 2021, ils étaient une soixantaine à tenter l'aventure d'une autre vie possible, au mépris de la vie tout court. Le chômage et les humiliations qui vont avec ; la faim, la solitude, l'errance sans fin ; cette sensation terrible de sentir chaque jour sa vie s'égrener dans la vacuité, finissent par casser quelque chose. Que d'horloges humaines cassées, dans l'insupportable sentiment d'inanité !
Partis de la commune de Gandiole, les morts et les disparus ne verront pas les côtes espagnoles qu'il convoitaient. Mais au moins avant de sombrer dans l'océan sans fond, auront-ils eu la consolation d'avoir tenté l'ultime combat. Ils se vivaient déjà morts. La suite n'aura été qu'une macabre partie de poker. Ils l'ont perdue.
Mais nous avons le devoir d'éviter la banalisation de ces "roulettes russes", même si leur répétition peut agacer. Parce que c'est la responsabilité de l'État de les éviter et de donner du sens à chaque existence. Par le travail.
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