Publié le 17 Jan 2022 - 20:24
MALI

Un embargo financier illégal avec une empreinte néocoloniale

 

Des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées le 14 janvier à Bamako et dans plusieurs autres villes du Mali à l’appel de leur gouvernement pour protester contre des sanctions s’apparentant à un véritable blocus financier, décidées par les chefs d’Etat de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

A la suite du coup d’État intervenu au Mali en août 2020, et du retard dans la mise en œuvre de l’agenda retenu pour l’organisation d’élections, initialement prévues en février 2022, les dirigeants de la CEDEAO, qui regroupe quinze pays dont le Mali, avaient convenu en septembre et en novembre 2021 de geler les avoirs et de restreindre les déplacements au sein de la région de plusieurs personnalités et officiels maliens.

Ils ont fait monter la pression d’un cran lors du sommet extraordinaire qui les a réunis à Accra (Ghana) le 9 janvier 2021, avec des sanctions encore plus sévères, d’application immédiate, qui visent cette fois le pays tout entier. Ils ont ordonné la fermeture des frontières terrestres et aériennes entre les pays de la CEDEAO et le Mali, la suspension du Mali de toute aide financière des institutions financières de la CEDEAO, la suspension des transactions commerciales entre les pays de la CEDEAO et Mali (à l’exception de certains produits)…

Figure aussi dans la liste une mesure d’une gravité extrême car attentatoire à la souveraineté financière et politique de la République du Mali : le gel de ses avoirs dans « les banques centrales et commerciales de la CEDEAO ».

Cette décision revient notamment à priver le gouvernement malien de son accès à ses comptes auprès du système bancaire malien – à savoir les banques commerciales et la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), l’institut d’émission de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) qui émet le franc CFA utilisé par huit pays ouest-africains dont le Mali.

En pratique, ce type de sanction a pour objectif une asphyxie financière domestique : entamer la capacité du gouvernement malien à effectuer normalement ses dépenses, à honorer ses obligations financières au jour le jour. Il s’agit in fine de restreindre les liquidités, et donc de ralentir délibérément l’activité économique dans un pays enclavé classé parmi les Pays les moins avancés (PMA) et confronté à un double contexte de crise covid-19 et de lutte contre le terrorisme.

Les autorités maliennes, ainsi mises sous embargo financier domestique, pourraient avoir des difficultés à remplir leurs obligations souveraines (paiements des salaires, dettes dues aux fournisseurs, bourses d’étudiants, missions de service public, etc.) et pourraient alors être confrontées à un mécontentement populaire.

La CEDEAO comme paravent

Il arrive que les pays occidentaux décident de geler les avoirs extérieurs de pays tiers, de personnalités ou d’entreprises. Bien que la légalité de ces mesures soit souvent discutable, le fait est qu’aucun pays ne peut demander à la banque centrale d’un autre pays souverain de restreindre l’accès de son gouvernement à ses comptes domestiques. En effet, battre monnaie, avoir une souveraineté monétaire formelle, signifie que la banque centrale, quelle que soit son degré d’indépendance, travaille pour le gouvernement et est sous son contrôle politique. Même si la Guinée encourt des sanctions similaires à celles à l’encontre du Mali, la CEDEAO ne peut pas la priver de sa banque centrale et lui restreindre l’accès à ses comptes domestiques. Car la Guinée, contrairement au Mali, dispose de sa monnaie nationale.

Ce type de sanction n’est donc envisageable que vis-à-vis de pays membres d’une union monétaire – une construction institutionnelle très rare de nos jours. Si la décision de geler les avoirs domestiques du Mali porte ainsi clairement l’empreinte des dirigeants des pays de l’UEMOA, dont la plupart sont inféodés à la France, elle a été endossée et annoncée par la CEDEAO, actuellement sous présidence ghanéenne. Mais sur le plan légal, on ne voit pas bien comment la CEDEAO peut la justifier. Son traité fondateur ne fait nulle part mention de la possibilité d’infliger des sanctions à des pays membres. L’article 87 précise que la Cour de Justice est l’instance compétente en cas de litiges entre pays membres qui ne peuvent être réglés à l’amiable. Quant au protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, il prévoit des sanctions « en cas de rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit et en cas de violation massive des Droits de la Personne dans un État membre » (Art. 45) :

« Lesdites sanctions à prendre par la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement peuvent aller par graduation :

·   Refus de soutenir les candidatures présentées par l’État membre concerné à des postes électifs dans les organisations internationales ;

·   Refus de tenir toute réunion de la CEDEAO dans l’État membre concerné ;

·   Suspension de l’État membre concerné dans toutes les Instances de la CEDEAO ; pendant la suspension, l’État sanctionné continue d’être tenu au paiement des cotisations de la période de suspension.

Pendant ladite période, la CEDEAO continuera de suivre, d’encourager et de soutenir tout effort mené par l’État membre suspendu aux fins de retour à la vie institutionnelle démocratique normale. » (Art. 45)

Comme on peut le constater, aucune des sanctions prévues par le protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance n’inclut le gel des actifs financiers domestiques d’un gouvernement et le fait de le priver de sa banque centrale.

Les pays CFA torpillent leurs propres textes

En réalité, l’initiative de cette sanction particulière vient de l’UEMOA, du moins des dirigeants qui ont participé à la réunion des chefs d’État et de gouvernement qui s’est tenue à Accra, juste avant le sommet de la CEDEAO. Les autorités maliennes n’ont pas assisté à cette conférence. Selon le Premier ministre malien Choguel Maiga, elles ont reçu une convocation 48 heures avant la réunion et sans notification de l’ordre du jour. Dans ces conditions, elles ont décidé ne pas envoyer de représentants à Accra.

Lors de cette conférence, les dirigeants des sept autres pays de l’UEMOA ont décidé ni plus ni moins de suspendre le Mali « des organes et institutions de l’UEMOA ».

Cette mesure a été toutefois peu médiatisée et ce sont plutôt les sanctions de la CEDEAO, entité englobant l’UEMOA et dont la légitimité est de ce fait plus importante, qui ont été mises en avant.

Tout autant que la CEDEAO, l’UEMOA s’est mise dans l’illégalité en se montrant « solidaire » d’une décision revenant à couper le gouvernement malien du système financier domestique.

Le traité de l’UEMOA liste un certain nombre de sanctions qui sont du ressort de la « surveillance multilatérale » au plan macroéconomique. Celles-ci n’ont rien à voir avec les questions de « démocratie », de « droits de l’homme » ou de « bonne gouvernance ». Selon le point d de l’article 74 :

« Les sanctions explicites susceptibles d’être appliquées comprennent la gamme des mesures graduelles suivantes :

- la publication par le Conseil d’un communiqué, éventuellement assorti d’informations supplémentaires sur la situation de l’État concerné

- le retrait, annoncé publiquement, des mesures positives dont bénéficiait éventuellement l’État membre 
- la recommandation à la BOAD [Banque ouest-africaine de développement] de revoir sa politique d'interventions en faveur de l’État membre concerné

- la suspension des concours de l’Union à l’État membre concerné. »

Quant au traité de l’Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA, créée en 1962), différent de celui de l’UEMOA, créée en 1994, et signé lui aussi par le Mali et les autres membres de l’UEMOA, il définit les prérogatives de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement (Art. 7). Aucun article ne stipule que cet organe souverain a la possibilité de prononcer le type de sanction qui nous intéresse.

Normalement, « les décisions de la Conférence, dénommées "actes de la Conférence", sont prises à l’unanimité » (Art. 8). Cela n’a pas été le cas pour la décision de suspendre le Mali, prise juste avant le sommet de la CEDEAO, puisqu’aucun représentant de l’Etat malien n’était présent. Alors que la CEDEAO a suspendu le Mali de ces instances fin mai 2021, l’UMOA a donc attendu le 9 janvier 2022 pour le faire.

Soulignons que sur le plan macro-économique, celui qui relève du domaine de compétences de l’UEMOA, le Mali a continué, après le coup d’État du 18 août 2020, qui a porté Assimi Goita au pouvoir, d’avoir accès, sans difficulté, au marché financier de l’UMOA.

Selon les statistiques publiées par la BCEAO, il a émis des bons et obligations du Trésor d’un montant de 126,5 milliards de FCFA pour le restant de l’année 2020. En 2021, les émissions souveraines maliennes ont atteint 755 milliards de francs CFA.

En définitive, le gel des avoirs intérieurs du gouvernement malien et l’embargo financier à son encontre montrent que les sept autres pays de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire à leur tête, ne respectent pas les traités qui fondent leur union. En principe, tout pays membre qui porte atteinte aux « règles génératrices de l’émission », à « la centralisation des réserves monétaires », à « la libre circulation des signes monétaires et la liberté des transferts entre États de l'Union » encourt une « peine d'exclusion automatique » de l’Union (Art. 113 Traité de l’UEMOA). Or qu’est-ce que l’embargo financier vis-à-vis du Mali et le gel des actifs domestiques de son gouvernement sinon la mise entre parenthèses de ces trois principes ?

Une BCEAO aux ordres en violation de ses statuts

Après l’annonce des sanctions prises par les dirigeants de la CEDEAO et de l’UEMOA, la BCEAO a donné des instructions aux banques et établissements financiers pour appliquer cet embargo économique et financier.

Ce faisant, la BCEAO a compromis son indépendance statutaire vis-à-vis des États membres et entités tierces. L’article 4 de ses statuts dispose qu’elle-même « ses organes, un membre quelconque de ses organes ou de son personnel ne peuvent solliciter, ni recevoir des directives ou des instructions des institutions ou organes communautaires, des Gouvernements des États membres de l’UMOA, de tout autre organisme ou de toute autre personne. Les institutions et organes communautaires ainsi que les Gouvernements des États membres de l’UMOA s’engagent à respecter ce principe. »

En acceptant de mettre œuvre les sanctions financières contre le Mali, la BCEAO contrevient aussi à son mandat statutaire d’œuvrer à la stabilité des prix et à la stabilité financière de l’UMOA. L’embargo commercial et financier va, sans aucun doute, susciter une poussée inflationniste au Mali et dans les pays voisins, en raison de la perturbation des chaînes d’approvisionnement et aussi du fait que le gouvernement malien, étant coupé du système financier, sera obligé de faire défaut involontairement sur le paiement de la dette en monnaie franc CFA échu cette année (127, 7 milliards pour les bons et 233,5 milliards pour les obligations du Trésor).

Toute cette affaire confirme que l’« indépendance » que revendique la BCEAO relève de la fiction. Elle peut être « indépendante » vis-à-vis des gouvernements africains, mais elle reste aux ordres du gouvernement français, auquel elle est toujours soumise, par le biais d’une autre fiction, à savoir la « garantie de convertibilité » apportée par le Trésor français. C’est ce qui permet à Paris d’actionner l’arme monétaire, c’est-à-dire le système CFA, contre les dirigeants qui lui posent problème au sein de la zone franc. C’était vrai hier et cela semble toujours vrai aujourd’hui.

La France en arrière-plan

L’ombre de la France, en conflit ouvert avec les autorités maliennes depuis plusieurs mois, plane au-dessus des sanctions prises par la CEDEAO et l’UEMOA. Les autorités maliennes qui dénoncent une volonté de déstabiliser le Mali, l’ont laissé entendre, et les manifestants du 14 janvier ont scandé des slogans contre la France. Les officiels français se sont empressés de dire qu’ils approuvaient sans réserve les sanctions CEDEAO-UEMOA, peu après qu’elles aient été rendues publiques. Cela n’a étonné personne.

L’histoire récente montre que la France n’hésite pas à s’abriter derrière les institutions régionales africaines et tout spécialement celles de la zone franc pour faire passer sa politique. L’exemple le plus éloquent est celui de la Côte d’Ivoire en 2010-2011, lors de la crise postélectorale qui a opposé le président sortant, Laurent Gbagbo, à Alassane Ouattara, soutenu par Nicolas Sarkozy.

Décidées à installer Alassane Ouattara au pouvoir alors que Laurent Gbagbo avait été reconnu élu par les institutions ivoiriennes, les autorités françaises ont cherché à asphyxier financièrement la Côte d’Ivoire. L’idée, avait dit Alassane Ouattara, était de faire en sorte que Laurent Gbagbo « tombe, non pas comme un fruit mur, mais comme un fruit pourri ».

Ce plan, construit par étapes et piloté par le ministère français des Finances, a consisté à empêcher le gouvernement désigné par Laurent Gbagbo d’accéder au compte de l’État ivoirien logé à la BCEAO, une décision officiellement prise par les chefs d’État de l’UEMOA. L’opération s’est poursuivie avec la fermeture des agences ivoiriennes de la BCEAO. Le gouvernement ivoirien a toutefois réussi à contourner cette décision en utilisant une mesure de réquisition du personnel, ce qui a permis de maintenir l’activité de ces agences. Il est aussi parvenu à trouver une parade lorsque la BCEAO a bloqué une application informatique censée empêcher ses entités ivoiriennes de fonctionner.

La lutte est devenue plus intense lorsque la BCEAO a menacé de retirer leur agrément aux banques qui continuaient de collaborer avec l’administration ivoirienne. Les filiales des banques françaises et américaines ont obéi et fermé leurs agences. Une fois encore, cette mesure a été en partie contrée par les autorités ivoiriennes. Tout en menaçant ces banques de poursuites judiciaires, les accusant d’être en train de violer les droits des épargnants ivoiriens, le gouvernement a fait ouvrir des comptes dans les banques nationales encore en activité pour les quelque 100 000 fonctionnaires dont les salaires étaient jusque-là versés sur des comptes ouverts dans les filiales françaises et américaines. Laurent Gbagbo a par ailleurs pris des décrets nationalisant deux filiales de banques françaises.

La France est passée alors à une étape supérieure : avec le concours de la BCEAO, le ministère français des Finances a suspendu les opérations de paiement et de change de la Côte d’Ivoire qui devaient transiter par le compte d’opérations de la BCEAO ouvert auprès du Trésor français. De cette manière, les transactions commerciales et financières entre la Côte d’Ivoire et l’extérieur ont été bloquées.

Pour s’en sortir, le gouvernement ivoirien a préparé la sortie de la zone franc et le lancement d’une monnaie nationale, alors prévu pour le 15 mai 2011. Des multinationales, dont des négociants de cacao, soumises à un embargo décidé notamment par l’Union européenne, avaient par ailleurs annoncé, impatientes de reprendre leurs affaires, qu’elles retravailleraient dès le 31 mars avec la Côte d’Ivoire, même si Laurent Gbagbo était toujours au pouvoir.

C’est alors que tout s’est accéléré sur le plan militaire, sous l’impulsion de Paris. « C’est parce que les Français avaient échoué à étrangler le pays qu’ils ont fait la guerre », dit aujourd’hui un haut responsable ivoirien de l’époque.

On n’en est pas encore là au Mali. Mais l’exemple ivoirien montre bien que le système CFA est pour la France un outil qui lui permet d’orienter la trajectoire politique des pays de la zone franc en fonction de ses intérêts et qu’elle n’y a manifestement pas renoncé.

À travers leur soutien diplomatique à l’UEMOA et la CEDEAO, l’Union européenne, les États-Unis, notamment, rajoutent à l’illégalité de leurs sanctions contre le Mali et, de ce fait, cautionnent le déploiement en toute impunité de l’impérialisme monétaire français. 

 

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