Le récit de Cheikhouna sur le parcours mortel des candidats
La trentaine, marié et père d’un enfant, l’ancien candidat à l’émigration, Cheikhouna, retrace, pour ‘’EnQuête’’, le parcours infernal qui mène vers les îles espagnoles, via la Méditerranée. Au bout de la faim et de la soif, le danger est permanent, selon le récit du jeune Rufisquois.
C’est dans une vaste forêt, au niveau de Noto, dans la région de Louga, que Cheikhouna et Cie ont été ‘’déportés’’ un certain lundi matin de l’année 2019. Ignorant tout du périlleux transit qu’ils s’apprêtaient à effectuer, obligés de fuir en catimini terroirs et proches, ils n’avaient pour bagages que de petits sacs à dos contenant quelques effets personnels. Même pas de la nourriture ou des vêtements. Loin de toute agglomération, au milieu des filaos de Noto, ils n’avaient ni à boire ni à manger. Et ils ne pouvaient s’éloigner de ces lieux hostiles où presque personne ne s’aventure à aller, au risque de se faire voir et de faire capoter le voyage qu’ils préparent depuis des jours, voire des semaines.
‘’Nous sommes restés là, très sages au milieu de nulle part, attendant le lendemain et l’arrivée de la pirogue qui doit nous emmener en Espagne. Ce fut une très longue attente’’, se rappelle Cheikhouna, la trentaine, trouvé dans son quartier à Rufisque.
Le lendemain, dès les premières heures de la matinée, la bonne nouvelle tombe. Tout est fin prêt pour le départ vers l’inconnu. Venus de plusieurs recoins du pays, les aventuriers n’ont qu’un seul rêve : se retrouver dans les jours qui suivent en terre espagnole d’Europe. Certains d’entre eux n’ont jamais mis les pieds en mer. Ne pouvant pas nager, ils ont toutes les peines du monde à regagner la pirogue amarrée à quelques mètres du rivage, pour éviter de s’embourber dans le sable. Du haut de son 1,80 mètre environ, Cheikhouna a eu moins de difficultés. Il raconte : ‘’J’ai marché jusqu’à ce que l’eau m’arrive au niveau du cou. On doit ensuite s’agripper sur la grande pirogue pour monter à bord. Bien entendu, tout le monde ne pouvait pas le faire, surtout ceux qui étaient de petite taille et qui ne savent pas nager. Près d’une vingtaine de candidats ont ainsi été laissés à quai, alors qu’ils avaient payé leurs sous. Parce qu’il était impératif de quitter les lieux avant les premières lueurs de la journée, au risque de nous faire découvrir et arrêter’’.
Habituellement, explique-t-on, c’est avec une petite pirogue que les passeurs viennent récupérer les candidats par petits groupes, les uns après les autres. Mais pour ce convoi, les passeurs ont préféré venir récupérer les candidats avec une grande pirogue, en un seul voyage, pour gagner du temps. Au total, 107 personnes dont cinq femmes et un enfant de 15 ans environ, fils du capitaine, ont pu embarquer. Ils sont pour l’essentiel commerçants, artisans ou pêcheurs, regroupés des jours avant le départ dans une maison du passeur à Bambilor, dans le département de Rufisque. ‘’En fait, informe le bonhomme, les clients s’inscrivent au fur et à mesure, grâce aux démarches des intermédiaires moyennant commissions. Ceux qui sont inscrits les premiers ont attendu environ 10 jours ou plus avant que l’effectif ne soit complet pour envisager le départ. Nous qui sommes venus les derniers avons eu plus de chance. Nous n’avons pas beaucoup attendu’’.
Pour rallier Noto, au moins deux véhicules ‘’Ndiaga Ndiaye’’ pouvant contenir une trentaine, voire une quarantaine de personnes ont été affrétés. Les candidats à l’émigration s’étaient déguisés en footballeurs ; ils avaient même positionné des ballons sur le tableau de bord de la voiture, pour déjouer la vigilance des forces de défense et de sécurité sur la route. Tout a été minutieusement préparé pour ne pas éveiller les soupçons. Arrivés à Noto, ils ont marché 2 à 3 km, pour rejoindre leur planque, le temps de partir le lendemain à l’aube.
Au large, ils changent de pirogue et s’installent dans une autre embarcation neuve prévue pour le grand voyage. Destination : les iles espagnoles, avec à bord assez de nourriture, mais pas suffisamment d’eau, constatent les voyageurs. Dès les premières heures, certains commencent à éprouver un mal de mer terrible. Ça a des vertiges, ça vomit un peu partout. Les plus habitués tentent de soulager les novices au moyen de quelques bonbons. Bientôt, tout sera revenu à la normale. Et c’est parti pour quatre jours de quiétude, à bord de l’embarcation de fortune. ‘’Sincèrement, il n’y avait rien de diable, témoigne le commerçant. C’est comme si on était en terre ferme. On s’asseyait même sur les rebords de la pirogue pour faire nos ablutions. Jusqu’au 4e jour. Commence alors les difficultés, alors que nous avions déjà fini de traverser les eaux mauritaniennes. Nous étions déjà dans les eaux marocaines et il ne nous restait plus beaucoup pour atteindre l’Espagne’’.
Soudain, apparaissent des vagues très hautes et qui deviennent de plus en plus fréquentes. C’est la peur bleue chez les voyageurs. Les cris fusent de partout. On pleure et on invoque tous les saints. Marié et père d’un enfant, Cheikhouna croyait vivre ses derniers instants sur terre. ‘’Les vagues, souligne-t-il, étaient tellement violentes qu’une des transversales qui tiennent la pirogue a lâché. Le capitaine n’a même pas demandé l’avis de ses supérieurs quand il enclenchait un demi-tour. C’était la mort certaine si on poursuivait le chemin. Bien entendu, tout le monde l’a compris et a adhéré à cette sage décision’’.
Le jeune Rufisquois et ses camarades ont ainsi été sauvés de justesse. Mais ils sont loin d’être au bout de leur peine. A cause de la furie des vagues, les joints ont aussi fini par céder, occasionnant des entrées d’eau massive dans la pirogue. Toutes les deux heures ou presque, il faut évacuer les eaux qui ont fini de mouiller toute la nourriture ainsi que le charbon destiné à la préparation des repas. Mais le plus difficile, c’était l’absence totale d’eau potable pour se désaltérer. Et il faudrait au moins trois jours pour se poser en terre ferme de la Mauritanie ou du Sénégal. ‘’Si on avait suffisamment d’eau, on aurait pu se mettre à l’abri et attendre que les choses se calment pour reprendre la route, parce qu’on était plus proche de l’Espagne que de la Mauritanie ou du Sénégal. Mais sans eau, sans nourriture, sans feu, ce n’est pas possible’’, explique le candidat malheureux, qui précise : ‘’A un moment, certains mangeaient le spaghetti cru, d’autres buvaient dans l’eau de mer pour arriver à tenir.’’
De forte corpulence, physiquement bien doté par la nature, Cheikhouna fait partie des rares à avoir encore la force et le courage pour lutter contre les eaux. Lui et un autre compagnon vont devoir se démultiplier pour que la pirogue ne soit pas submergée. ‘’Les autres, dit-il, refusaient catégoriquement de travailler. Ils disaient que puisqu’ils ont échoué après avoir dépensé toutes leurs économies, ça leur est égal que la pirogue chavire ou arrive à bon port. On était donc deux à évacuer, sans possibilité de boire pour compenser les pertes d’énergie. Les gens étaient tellement énervés que pour un rien, ils s’emportaient’’.
Après huit jours de voyage, dont trois à quatre jours d’errance et de souffrance, le salut est finalement venu des garde-côtes mauritaniens. Les ‘’rescapés’’ ont ainsi été évacués et remis aux autorités policières de la République islamique. Ils seront détenus dans un commissariat de Nouakchott, avant leur acheminement vers le Sénégal, 48 heures plus tard. Un passage qui n’était pas des plus agréables.
‘’A notre arrivée, on a vu des sachets avec des sandwichs à l’intérieur. Nous étions presque sûrs que c’est à nous, vu la quantité. On nous a effectivement apporté les sachets, mais sans les sandwichs. On a alors compris que les policiers que l’on avait croisés et qui semblaient en avoir plus besoin que nous, les ont retirés. Nous, on n’a eu que le biscuit, le lait et les dattes. Alors qu’on avait faim et soif, après plusieurs jours sans manger’’, se rappelle le jeune Sénégalais.
Il pensait ne plus avoir à revivre cette expérience. Mais la pandémie à coronavirus est venue chambouler toutes ses certitudes. A cause des mesures restrictives, le marchand a été fortement impacté et a fini par y engloutir une bonne partie de ses revenus. C’est retour à la case départ. A deux reprises, durant la pandémie, il a tenté à nouveau de ‘’s’évader’’, via les mêmes embarcations de fortune, pour regagner l’Europe où il espère une vie meilleure. A chaque fois, il fallait débourser entre 350 000 et 400 000 F CFA, minimum. Pour la deuxième fois, le voyage a avorté au dernier moment, du fait de l’embourbement de la pirogue au niveau de la plage de Gandiol, avant d’être découvert par les gendarmes.
Pour la troisième fois, le bonhomme devait passer par la Gambie, où il a fait cinq jours, avant de rentrer bredouille. C’était il y a six mois environ. ‘’On a vécu des conditions très difficiles en Gambie. Au dernier moment, le jour où on devait partir, on a reçu l’information que les autorités gambiennes sont à nos trousses. C’était alors le sauve-qui-peut’’, regrette l’infortuné.
A la question de savoir si c’est la dernière tentative, voici sa réponse : ‘’Je ne saurais le dire. Peut-être je ne prendrai plus autant de risque, dépenser de l’argent sans être sûr d’embarquer. Mais si une bonne occasion se présente et que l’argent soit disponible, je ne sais pas si je pourrais résister, car il est difficile de se réaliser ici’’, peste le vendeur à la sauvette, le sourire en coin.
Cet article a été réalisé avec le soutien d’Article 19 et l’Unesco, dans le cadre du projet ‘’Autonomiser les jeunes en Afrique à travers les médias et la communication’’.
AMADOU FALL